Agriculture : peut-on changer de modèle ?

Transformer notre agriculture productiviste héritée des années cinquante pour sauver le climat et améliorer la situation des agriculteurs : le Labo de l’ESS fait le point sur les initiatives des pionniers. Les complexités restent nombreuses.

Comment rendre le modèle agroalimentaire français plus écologique et fructueux pour les producteurs ? L’actualité illustre les difficultés de l’exercice, de la loi Egalim sur l’agriculture et l’alimentation, supposée redonner des marges aux producteurs des filières agroalimentaires, aux déclarations d’Emmanuel Macron, en janvier, sur l’impossibilité de sortir du glyphosate en trois ans. Mais déjà, sur le territoire, des agriculteurs, éleveurs et distributeurs s’emploient à faire évoluer leurs métiers pour concilier écologie, économie et bien-être au travail. Le 15 novembre 2018, à Paris, une conférence intitulée « Produire et consommer autrement, un choix ou une nécessité ? » était organisée par le Labo de l’ESS, think tank sur l’économie sociale et solidaire en France.

La conférence donnait à entendre les enthousiasmes des pionniers, mais aussi les obstacles – nombreux – qui demeurent. Comme ceux rencontrés par Sandrine Delory, directrice générale du groupe coopératif Prospérité Fermière, du nord de la France, qui regroupe quelque 1.600 éleveurs. Fondé il y a soixante-dix ans, le groupe est aujourd’hui concentré sur les ingrédients et les crèmes pour le marché des professionnels. L’export pèse pour 70 % de son chiffre d’affaires. Afin de faire face aux prix faibles, Prospérité Fermière s’applique à faire évoluer ses membres du conventionnel au bio. « Nous avons rédigé un cahier des charges avec les éleveurs », précise Sandrine Delory. Aujourd’hui, la coopérative propose un lait garanti sans OGM : Via Lacta. De plus, elle travaille avec plusieurs ONG, comme le WWF et Welfarm, pour progresser sur le bien-être des animaux. Et, pour faire évoluer les pratiques au-delà du cercle des membres de la coopérative, Sandrine Delory s’efforce d’avoir un « rôle d’influenceuse » auprès des grands acteurs de l’agro-industrie, afin qu’ils référencent des laits responsables. Mais selon elle, la réelle impulsion au changement viendra aussi d’ailleurs. « Nous espérons que les consommateurs vont réclamer des laits Via Lacta. Ce sont eux qui ont le plus de pouvoir pour déterminer l’évolution de l’agriculture », estime la dirigeante.

Évoluer ou rompre

Les distributeurs aussi disposent d’atouts non négligeables afin de faire évoluer le système agroalimentaire. Au sein du groupe Intermarché, Franck Aubry, directeur qualité, innovation et développement durable d’Agromousquetaires, est précisément chargé de cette mission : faire évoluer les pratiques de l’entreprise afin de proposer des produits meilleurs pour la santé et de transformer les relations avec le monde agricole. « Nous sommes d’accord sur le fait que si nous voulons de meilleurs produits qui valorisent le travail de l’agriculteur, il faut les payer plus cher », précise Franck Aubry. Ainsi, déjà, pour certains produits, l’enseigne fixe son prix d’achat en fonction du coût de production, et non du cours boursier. Et elle amorce cette démarche pour le blé. « Il s’agit d’un choix difficile, en raison de la guerre des prix » dans la grande distribution, souligne Franck Aubry. Une partie de son travail consiste aussi, en réunissant ONG, experts, institutions dans des comités, à réfléchir à des problématiques comme le bien-être animal ou la protection des espèces marines. Ces réflexions ont, par exemple, amené le groupe à remonter les filets de pêche au-dessus de 800 mètres de profondeur, avant que cela ne devienne une obligation.

Autre témoignage, très différent : celui de Jacques Morineau, paysan vendéen qui a viré du conventionnel au bio dans sa ferme Ursule, qu’il co-gère depuis 1983 au sein d’un GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun). Aujourd’hui, avec trois associés et quatre salariés, il produit du lait et une trentaine d’espèces végétales, dans le cadre d’une agriculture « durable », au sens où elle préserve les sols pour les générations à venir. Les produits sont sous cahier des charges bio. « Avec notre modèle économique, on vit bien. Mais au-delà de l’économique, il y a le plaisir de travailler avec du vivant. On est content de se lever le matin. Des collègues en conventionnel ne mangent pas ce qu’ils ont produit », commente Jacques Morineau, également référent du réseau Civam, Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural. Cet acteur associatif du développement agricole et rural œuvre depuis plus de cinquante ans pour des campagnes vivantes et solidaires.

« Le producteur a-t-il gagné sa croûte ? »

Si les exemples de démarches constructives ne manquent pas, le pari de la transformation de l’agriculture est loin d’être gagné. Déjà, il faudrait être certain de parler de la même chose… Ainsi, les concepts de « durable » ou « soutenable » deviennent de plus en plus flous, au fur et à mesure qu’ils deviennent un enjeu du débat public, pointe Jacques Morineau. Les ambi- guïtés sont nombreuses. Passer en bio, par exemple, ne signifie pas nécessairement sortir d’un modèle où les paysans dépendent des semences de l’agro-industrie. De plus, « quand on achète pas cher, posez-vous la question : le producteur a-t-il gagné sa croûte ? Dans 99 % des cas, c’est non, y compris dans le bio », souligne Jacques Morineau.

Le débat sur la transition est aussi très complexe sur le plan écologique : évaluer les avantages et les inconvénients écologiques d’un dispositif est loin d’être évident. « Les choses ne sont pas noires ou blanches », souligne Bertrand Omon, animateur du réseau Dephy, dans l’Eure. Celui-ci rassemble plus de 3.000 exploitations agricoles engagées dans une démarche volontaire de réduction de l’usage de pesticides, dans le cadre du plan gouvernemental Ecophyto. L’expert cite l’exemple de l’élevage, volontiers pointé du doigt comme particulièrement polluant. Or, rappelle Bertrand Omon, les prairies peuvent recouvrir des ressources en eau protégées par l’herbe. Dans ce cas, mieux vaut un troupeau de vaches qui émet un peu de méthane qu’une culture qui va épuiser le sol et tarir les ressources en eau.

Autre complexité : comment aller au-delà des pionniers, et extraire un écosystème entier d’un modèle bien enraciné ? « Il faut accompagner les changements. Ce n’est pas simple », juge Bertrand Omon. Sur les pesticides, par exemple, « la ferme France n’a toujours pas réduit quoi que ce soit », constate Bertrand Omon, évoquant des « verrouillages systémiques ». Pour autant, tout espoir n’est pas perdu : « Les changements liés au réchauf- fement climatique et les problèmes de santé se développent. Aujourd’hui, sur le plan météo, on assiste à des événements inhabituels. Ces phénomènes se voient directement, dans l’activité de production de végétal. Cela peut, peut-être, faire basculer les pratiques du jour au lendemain », analyse Bertrand Omon.

Anne DAUBREE

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