Commerce : l’avenir radieux des friches commerciales
Malgré la dévitalisation qui touche les villes moyennes et petites, et la multiplication des friches en périphérie, le gouvernement se refuse à imposer un « moratoire » sur les créations et extensions de centres commerciaux, comme le réclament pourtant certains élus de la majorité.
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Le “S” majuscule rouge du logo multicolore Starjouet, qui trône au sommet d’un bâtiment blanc en forme de cube, est tombé. Le « u » vert pend lamentablement et le “j” bleu est délavé. Dans le parc d’activité de l’Hermitage, à La Richardais (Ille-et-Vilaine), en périphérie de Saint-Malo, ce magasin est « définitivement fermé », confirme Google.
Ce n’est pas le seul local abandonné de cette zone commerciale située au sud de Dinard. Non loin de là, sur la façade ocre et grise d’un bâtiment d’environ cinq mètres de haut, les mots « welcome » et « bienvenue » s’affichent en lettres blanches au-dessus d’un rideau de fer abaissé. Devant l’établissement, un parking propose des centaines de places, toutes libres, y compris en pleine journée. Dans cette zone, de nombreux magasins ont fermé, depuis quelques mois ou une petite dizaine d’années, sans compter les cellules qui n’ont jamais été occupées.
Parfois, l’enseigne a considéré que l’exploitation d’un point de vente n’était plus souhaitable. Parfois, elle a simplement emménagé dans une nouvelle zone commerciale. A 500 mètres à vol d’oiseau, mais à 2 kilomètres en passant par la rocade, Cap Emeraude est un « retail park », sorte de galerie marchande à ciel ouvert inaugurée en mars 2016. De part et d’autre d’une allée centrale ornée de jardinets et d’aires de jeux pour enfants, des blocs de béton accueillent les enseignes qui ont accepté de s’installer dans les lieux. Un bloc sur deux est vide, car il n’a pas encore trouvé preneur.
L’enjeu : « une forme de civilité »
Malgré cette vacance commerciale abyssale, de nouvelles zones doivent sortir de terre prochainement dans l’agglomération malouine, qui compte 80 000 habitants. La ville et l’agglomération ne font pas partie des collectivités qui ont décrété un « moratoire » sur la création et l’extension des nouvelles zones commerciales.
Comme un nombre croissant d’élus locaux, le maire (LR) de Bourges, Pascal Blanc, a pris, lui, cet engagement en octobre, et l’explique dans une vidéo diffusée par Brut, un média qui se propage de manière virale par les réseaux sociaux. « Il faut arrêter tout ça », affirme l’élu, en évoquant « la multiplication des zones commerciales en périphérie » de sa ville. Dans certaines rues de la préfecture du Cher (66 000 habitants), « 20 à 25 % des commerces sont fermés », constate le maire, inquiet pour l’avenir des quartiers concernés.
Au cœur des villes petites et moyennes, la vacance commerciale observée par Procos, fédération des enseignes, progresse d’année en année. En 2016, elle atteignait 11,3 % dans les 350 villes étudiées, contre 10,4 % en 2015 et 9,3 % en 2014. La situation devient alarmante, d’autant qu’elle s’accompagne d’une forte vacance des logements, de transports publics exsangues, de revenus plus faibles qu’en périphérie et d’un sentiment d’abandon que décrivent bien les élus de Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), à Montbéliard (Doubs), en passant par Decazeville (Aveyron). Au-delà « des vertus adoucissantes du commerce sur les mœurs, ce qui est en jeu, c’est une certaine forme de civilité », résume Anne-Marie Levraut, vice-présidente du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), un service du ministère de la Transition écologique.
Les centres commerciaux, à la fois destructeurs et créateurs d’emplois
Le 19 octobre, cette structure a organisé un colloque intitulé Comment réconcilier ville et commerce ? Le constat dressé d’emblée par Pierre Narring, coauteur de plusieurs rapports produits en 2016 et 2017 par le CGEDD et l’Inspection générale des finances, est édifiant : « la consommation des ménages progresse de 1,5 % par an depuis quinze ans, quand le nombre de mètres carrés de surfaces commerciales gagne 3 % par an ». Le secteur ne manque pas de fonds. « 5,2 milliards d’euros sont investis chaque année dans l’immobilier commercial », rappelle-t-il. Localement, l’argument de la grande distribution tient en un seul mot : l’emploi. C’est ainsi que la grande distribution justifie chaque projet de grande surface ou de « retail park », face à des élus locaux désemparés par un chômage persistant. Et pourtant, l’impact à terme des surfaces commerciales sur l’emploi est méconnu. Les emplois créés sont compensés, en grande partie, par la destruction de postes dans le commerce existant, en centre-ville mais aussi dans les quartiers et dans les zones plus anciennes. « En France, on manque de recherches sur cette question. Aux Etats-Unis, des études montrent que l’implantation d’une grande surface se traduit, au bout de quelques années, par la destruction nette d’emplois », rapporte Pierre Narring. L’urbaniste Ariella Masboungi dénonce également ce « chantage à l’emploi ». Le mégaprojet EuropaCity, qui doit voir le jour non loin de l’aéroport de Roissy, est censé créer 12 000 emplois, un chiffre « qui n’a jamais été validé par aucune étude scientifique », affirme l’urbaniste.
Compte tenu de ces constats accablants, le principe de moratoire visant la grande distribution fait de plus en plus d’émules. Il est notamment défendu par le patron de Monoprix, Régis Schultz, et par l’association Centre-ville en Mouvement, qui réunit des élus et parlementaires, et son président, le député (LREM) de l’Hérault, Patrick Vignal.
Pas de moratoire
Mais au cours de ce colloque, le sujet continue de faire débat. « Notre industrie respectable ne fait de chantage à personne », s’insurge Antoine Frey, président du Conseil national des centres commerciaux et du groupe familial Frey, tout en admettant que, compte tenu de la vive concurrence, « tout le monde ne sera pas malade, mais il y aura des morts ». Maire de Saint-Etienne, Gaël Perdriau (LR), explique sérieusement qu’il souhaite accueillir, « en entrée de ville », à proximité d’un échangeur d’autoroute, une « nouvelle offre commerciale », en d’autres termes un parc d’activités dédié à la vente. Juste auparavant, l’élu avait pourtant admis que le centre de Saint-Etienne souffrait d’une dévitalisation sans précédent.
Invité, au cours de la journée, à se prononcer sur la pertinence d’un moratoire, Pascal Faure, directeur général des entreprises à Bercy, balaie la demande en évoquant « la liberté du commerce » comme « droit fondamental ». Dès lors, conclut-il, le ministère de l’Economie « n’est pas favorable à imposer des contraintes qui remettraient en cause cette liberté ». Les friches commerciales ont un bel avenir devant elles.
Olivier RAZEMON