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Interview : Denis Jacquet, cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation : « L’ubérisation est irréversible »

Denis Jacquet, co-auteur du livre Ubérisation, un ennemi qui vous veut du bien ? et cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation, en est convaincu. Entretien, alors que l’Assemblée nationale vient d’accueillir les premières assises consacrées à ce phénomène.

Tout d’abord un rappel… Qu’est-ce que l’ubérisation ?

« L’ubérisation est un changement rapide des rapports de force grâce au numérique. Elle est née de la convergence de trois phénomènes simultanés arrivés à maturité : le digital pour tous, la recherche par le consommateur d’un service plus rapide, plus ergonomique et plus économique, et le souhait des Français d’aller vers plus d’indépendance, de flexibilité et de liberté dans le travail. Elle se matérialise par la mise en place d’une plateforme entre un client et un service. C’est une vraie révolution, car c’est désormais une plateforme qui gère la relation client. Le modèle s’appuie sur la variabilité, et donc sur des indépendants. »

Et il évolue à vitesse grand V. Pourquoi ?

« Ce sont nous, les clients, qui le faisons prospérer. L’usage est souple et le service moins cher. Le phénomène s’inscrit ainsi dans le temps. C’est un peu comme les écrans tactiles ! C’est une lame de fond qui va petit à petit impacter tous les secteurs de l’économie traditionnelle des services car nous, consommateurs, sommes demandeurs et n’avons pas envie de revenir en arrière. L’ubérisation n’est pas réversible. »

Quels sont les secteurs les plus prisés ?

« L’ubérisation s’attaque à des secteurs plutôt rentiers et normés, en contournant l’existant et le salariat. Selon les données de l’Observatoire de l’ubérisation (www.uberisation.org), taxis, libraires, hôtels, services à la personne, éducation, location… figurent parmi les principales activités « ubérisées » à ce jour.

Les professionnels du droit et du chiffre sont également impactés par la digitalisation. Les plates-formes ne donnent pas de conseils, c’est interdit, mais elles sont capables de compiler des chiffres, des données, de les analyser sur la totalité en quelques secondes… Elles s’attaquent à des morceaux de ces professions réglementées et, à mon sens, sont aujourd’hui capables de faire pression pour que puisse, à court terme, sauter leur monopole. »

 

Quid de la place de l’Homme ?

 

Quel sera l’impact sur l’emploi ?

« Dans un premier temps, l’ubérisation vraiment créé de l’activité. Elle apporte un volume de chiffre d’affaires à des personnes qui, souvent, ne trouvaient pas d’employeur. Mais la plupart de ces plates-formes aimeraient, à terme, supprimer le facteur humain. Je pense par exemple à Uber, qui souhaite aujourd’hui développer la voiture autonome et se passer des chauffeurs. Ce qui m‘inquiète, c’est que personne ne se pose la question de la place de l’Homme dans la société. C’est un peu comme si nous étions sur un télésiège et que nous nous laissions porter. A choisir toujours de payer moins cher, c’est au final celui qui vous livre ou celui qui vous conduit qui va souffrir. »

Le travail pourrait-il s’en trouver menacé ?

« Si on se projette à plus long terme, il y aura de moins en moins de travail. 40 % des jobs peuvent disparaître en moins de quinze ans selon le MIT (Institut de technologie du Massachusetts) (1). Salarié ou indépendant, la forme n’a pas d’importance ! Que va faire l’Homme demain ? C’est à nous de choisir : soit on se dit que c’est inéluctable et que c’est la technologie qui « drive » tout. Soit on se pose, on décide où on va et on bâtit une société qui préserve l’Homme. »

Que préconisez-vous ?

« Il faut que les plates-formes soient capables de jouer la carte de l’élévation sociale, qu’elles n’imposent plus leurs conditions, que les indépendants puissent fixer leurs prix en fonction de leurs compétences et des retours des utilisateurs. En un mot partager la valeur ! Il faut aussi éduquer les consommateurs pour qu’ils achètent leur avenir, c’est-à-dire qu’ils acceptent de payer le juste prix, de se prendre en main… L’Observatoire de l’ubérisation a été créé il y a une petite année, justement pour réfléchir et décider du monde dans lequel on veut vivre, de l’usage des technologies, des nouveaux équilibres à trouver du côté des acquis, de l’éducation et de la formation à imaginer pour permettre à tout un chacun de s’adapter… Nous allons notamment proposer un fonds pour investir dans les start-up, avec un mécanisme d’épargne longue, pour leur laisser le temps de grandir. La proposition consiste à retirer de façon obligatoire un pourcentage minuscule de chaque placement d’assurance vie annuel qui permettrait d’alimenter un fonds compris entre 2 et 10 milliards d’euros. »

 

« Il ne faut pas essayer de mettre l’économie du futur dans la législation du passé »

 

Vous plaidez également en faveur de l’émergence d’un nouveau droit du travail…

« L’ubérisation a vu le jour pour promouvoir un mode économique nouveau. Il ne faut pas essayer de mettre l’économie du futur dans la législation du passé. Il faut la faire évoluer, militer par exemple pour un statut de l’actif, avec un socle commun minimal en termes de protection santé, d’accès à la formation, de garantie en cas de perte d’activité. Ensuite, il faut compléter ce socle par des prestations variables selon les besoins et souhaits des personnes qui travaillent. Il faut faire en sorte que tout le monde vive dans la même économie ! »

Cette nouvelle économie bouleverse les codes traditionnels et cristallise les mécontentements. D’aucuns parlent même de zones de non-droit…

« Cette nouvelle économie va très vite, et ce qui va vite fait peur. Les réactions se focalisent sur ce qu’elle enlève et non sur son apport. »

Prenons le cas d’Airbnb par exemple…

« Sur Airbnb, 90 % en moyenne des loueurs possèdent un seul logement sur le site. La majorité touche un revenu de l’ordre de 2 000 euros par an, soit l’équivalent d’un 13e mois. Une partie de cette population a besoin de cet appoint pour améliorer son quotidien. Mais on se cristallise sur les 10 % qui ont plusieurs biens sur le marché. Il faut corriger les irrégularités, c’est certain(2). N’oublions pas que nos capacités hôtelières sont insuffisantes pour accueillir les 100 millions de touristes étrangers attendus sur notre territoire à l’horizon 2020. »

Propos recueillis par Hélène VERMARE
pour RésoHebdoEco
www.facebook.com/resohebdoeco

 

 

(1) Même constat en 2014 dans une étude publiée en 2014 par deux chercheurs de Havard, qui estimaient que 47 % des emplois pourraient être confiés à des ordinateurs d’ici vingt ans.

(2) La loi pour une République numérique promulguée en octobre 2016 va notamment obliger Airbnb à surveiller et sanctionner les hébergeurs qui loueraient leur résidence principale plus de 120 jours par an.

 


Pour en savoir plus :

Ubérisation de l’économie en France: une nouvelle arme de destruction créatrice massive ? une publication des économistes du groupe Coface, décembre 2016.


 

Denis Jacquet, CV express
Diplômé d’HEC en 1989 et détenteur d’une maîtrise de droit des affaires, Denis Jacquet a notamment créé, en 2000, Edufactory, l’un des pionniers européens de la formation à distance. Il préside Parrainer la croissance, association lancée en 2009 pour aider les PME françaises dans leur recherche de développement et d’internationalisation. Il y a un an, il a également cofondé l’observatoire de l’ubérisation. Il est co-auteur, avec Grégoire Leclercq, de l’ouvrage Ubérisation, un ennemi qui vous veut du bien ?, paru en octobre 2016 aux Editions Dunod. Ce livre, « qui pose des questions », a d’ores et déjà été primé dans la catégorie Société numérique fin janvier, lors du Forum International de la Cybersécurité qui s’est tenu à Lille. Il est également nominé pour la 30e édition du Prix Turgot, qui récompensera, en mars, le meilleur livre d’économie financière de l’année.

 

 

 

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