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Que sur toi se lamente le tigre, d’Emilienne Malfatto, une tragédie irakienne

Dans Que sur toi se lamente le tigre, Emilienne Malfatto raconte la tragédie inéluctable d’une jeune femme en Irak. Saisissant de vérité, ce roman met en lumière la condition des femmes dans un pays ravagé par la guerre.

Par la polyphonie des différentes voix qu’elle convoque, l’auteure revient sur la mise à mort d’une jeune femme, tantôt fille, tantôt sœur, tantôt pécheresse. Cette jeune femme jamais nommée par son prénom a commis l’irréparable : une relation hors-mariage. De cette relation naît une grossesse. Or, être enceinte sans être mariée va à l’encontre des codes d’honneur de la société irakienne. Et c’est ici, dans la révélation de cette grossesse, que se joue le drame d’une vie. La honte ou l’honneur. C’est le dilemme dans lequel sont pris les frères et sœurs de cette jeune femme. Tous connaissent la sentence, mais ils restent mutiques. Personne n’agit. Personne n’ose sauver cette jeune femme des conséquences d’un acte ô combien banal dans nos sociétés occidentales. Tous deviennent ainsi complices par faiblesse. Tous, sauf le grand frère : il est celui qui doit montrer l’exemple. Il doit prouver que sa famille est irréprochable, se débarrasser des éléments perturbateurs. Les liens du sang se carapatent ainsi brutalement. Le grand frère Amir est chargé de tuer sa sœur. C’est ainsi, les coutumes avant les liens du sang. De grand frère, il se retrouve assassin.

Par l’introduction de flash-backs disséminés avec parcimonie, on assiste aux prémices de cette tragédie. Parce qu’avant la tragédie, il y a la vie. La vie et ses espoirs. La vie et son lot de surprises. Parce qu’à sa naissance, la jeune fille qu’elle fut vivait dans un pays encore relativement stable. La guerre était présente, mais l’on pouvait encore trouver certains moments de paix. Moments précieux qui offraient une respiration et dissipaient le souffle des bombes, l’odeur de sang, la vue des corps mutilés et la mort. Avant, il y avait de l’espoir. La perspective d’une vie « normale », d’une belle vie. Puis la guerre s’est immiscée, s’est intensifiée et est venue chambouler l’ordre des choses.

Un déménagement intervient. Nécessaire pour la survie. Le père finit par mourir. Crise cardiaque, le cœur a lâché : las d’une vie rythmée par les attaques à la bombe, il a préféré cesser de battre. C’est dorénavant à une vie recluse, taiseuse, que doit s’astreindre cette famille. Dans ce théâtre de guerre qu’est devenu l’Irak persiste une lueur : Mohamed, frère d’armes du grand frère Amir. Il va aimer cette fille et faire d’elle une femme. Leur amour est un rempart contre cette vie de guerres et d’incertitudes. De combats en permissions, la nécessité de goûter aux plaisirs de la chair s’impose comme une évidence. Alors un soir, à la dérobée, de retour d’un combat, Mohamed brûle les étapes. Cette première fois est rude, violente et rapide, mais demeure le miroitement exact de cette vie dangereuse et incertaine qu’impose la guerre. Mohamed meurt quelque temps après, laissant ainsi seuls cette jeune femme et le petit être qui peuple son ventre. Cette mort, c’est celle qui condamne par inadvertance cette jeune femme.

Dans un pays d’insomniaques en état d’alerte perpétuelle, où les attentats sont devenus coutume, on assiste au récit d’une vie gâchée. Gâchée puisque l’Irak n’offre aucune possibilité aux jeunes femmes, si ce n’est celle de se taire et d’être des épouses irréprochables : « Notre corps ni notre honneur ne nous appartiennent. Ils sont la propriété familiale. La propriété de nos pères et de nos frères. » Renversant l’ordre établi en tombant enceinte, cette jeune femme voit son destin basculer.

Que sur toi se lamente le tigre est un roman déchirant. L’ambiance de guerre qui règne y est dépeint avec une précision telle que l’on se plonge dans cette société mutilée et détruite à corps perdu. Finalement, cette jeune femme deviendra un spectre, et du spectre aucun souvenir ne devra subsister. Attachés à leur sœur, ses petits frères et petites sœurs devront l’oublier à tout jamais. C’est ainsi, la pécheresse n’existe plus et n’a jamais existé. L’honneur avant la honte : « Chez nous, mieux vaut une fille morte qu’une fille mère. »

Glaçant mais symptomatique d’une société gangrénée par la représentation de la femme selon un modèle archaïque, Emilienne Malfatto dépeint les strates d’une société ravagée par la guerre et touche en plein cœur avec le récit de cette femme dont la vie s’arrête le jour où elle apprend sa grossesse. Une grossesse qui signe son arrêt de mort car elle a déshonoré sa famille. L’écriture en apparence simple nous cueille en plein vol pour finalement nous émouvoir et nous chambouler.

Distinguée par le grand prix de la photographie documentaire de l’IAFOR pour son projet Al-Banaat en 2019, Emilienne Mafatto continue l’exploration de la société irakienne à travers un roman âpre ; âpre par la violence de la vérité qui émane du récit de cette jeune femme auquel on assiste, impuissant et mortifié. Un roman essentiel qui se lit comme le prolongement du travail documentaire et photographique impressionnant que l’auteure mène en Irak.

Gautier BLAZEWICZ

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