Baux commerciaux : loyer binaire et valeur locative
La Cour de cassation vient d’affirmer que, lors du renouvellement d’un bail comportant un loyer binaire, est valide la clause par laquelle les parties ont donné mission au juge de fixer le loyer minimum garanti à la valeur locative sur la base des critères légaux de détermination de celle-ci.
La pratique du loyer binaire a été instaurée dans les centres commerciaux. Ce loyer est composé de deux éléments : un élément fixe évoluant en fonction d’un indice (c’est le loyer minimum garanti) et un élément variable sous la forme d’un pourcentage du chiffre d’affaires du locataire. Ce loyer variable est d’ordinaire déclenché à partir d’un certain seuil de chiffre d’affaires ; il peut s’ajouter au loyer fixe (loyer variable additionnel) ou le remplacer (loyer variable alternatif). Les combinaisons sont multiples : il peut y avoir plusieurs seuils avec des taux dégressifs. Bien que ce soit rare, rien ne s’oppose à ce qu’un particulier bailleur perçoive un tel loyer (sous réserve de la prise en considération des incidences fiscales).
En l’absence de dispositions légales, la Cour de cassation a, par étapes, construit un régime original à propos de ces loyers : ils échappent à la législation des baux commerciaux et ne sont régis que par la convention des parties. Ainsi, en cours de bail, ni le régime impératif de la révision triennale (art. L. 145-38 C. co.), ni celui de la révision prévue lorsque l’indexation fait varier le loyer de plus d’un quart (art. L. 145-39 C. co.) ne sont applicables. En fin de bail, la même approche commande que le juge ne puisse, face au désaccord des parties, fixer le loyer minimum garanti du bail en renouvellement sur la base des critères légaux de détermination de la valeur locative (pour la partie variable du loyer, la question ne se pose même pas). Mais qu’en est-il si ce sont les parties qui, usant de leur liberté contractuelle, ont convenu, dans la clause, de recourir au juge en cas de désaccord et de lui faire fixer le loyer minimum garanti sur la base des critères légaux de détermination de la valeur locative ? En d’autres termes, le choix initial de la liberté contractuelle exclut-il toute soumission à la loi ou existe-t-il une possible combinaison de ces deux éléments ?
Un choix exclusif
Le loyer binaire est une création de la pratique ; aucune disposition légale ne le mentionne. Dès lors, il est séduisant d’affirmer – et de juger – que le choix ainsi effectué en faveur de la liberté contractuelle est exclusif de toute soumission aux critères légaux de détermination de la valeur locative.
Initialement, les juges admettaient, lors du renouvellement, de fixer la partie fixe du loyer binaire selon les dispositions légales, même en l’absence de toute précision de la clause en ce sens. C’est en 1993 que la Cour de cassation a brutalement exclu cette possibilité, par le célèbre arrêt du Théâtre Saint-Georges, affirmant que seule la convention des parties régit le loyer binaire, à l’exclusion de toute disposition légale. Cet arrêt a été suivi de nombreux autres, témoignant de la résistance de certaines cours d’appel… et des plaideurs.
Pour les bailleurs, le choc était rude. Certes, leur contrat l’emportait sur la loi quant à la détermination du loyer. Mais ce n’est là qu’une satisfaction apparente. Le droit au renouvellement – socle du régime des baux commerciaux – s’impose en effet. Dès lors, en présence du désaccord des parties sur le loyer de renouvellement et d’un recours au juge exclu par la Cour de cassation, c’est le loyer du bail précédent qui est pérennisé, sous la seule réserve de l’indexation. Le loyer minimum garanti est ainsi indéfiniment figé jusqu’à nouvel accord des parties ou départ du locataire.
Pour conjurer ce piège, les rédacteurs ont inséré dans les baux à loyer binaire une clause indiquant que le loyer minimum garanti doit correspondre à la valeur locative et qu’en cas de litige, lors du renouvellement, le juge des loyers commerciaux pourra être saisi pour fixer ce loyer minimum à la valeur locative en vertu des critères légaux de détermination de celle-ci.
Malgré cette clause, plusieurs cours d’appel (Bordeaux, Limoges, Aix-en-Provence) ont refusé, de 2013 à 2015, de fixer le loyer minimum garanti à la valeur locative, au motif que les deux parties du loyer binaire seraient indivisibles et que le choix de ce mode particulier de fixation du loyer exclurait la saisine du juge des loyers commerciaux. C’est cette position jurisprudentielle qui vient d’être condamnée par la Cour de cassation ; celle-ci estime que le choix d’un loyer binaire n’exclut pas une possible combinaison du contrat et de la loi.
Une combinaison possible
La Cour de cassation a voulu imposer son approche dans les deux arrêts Marveine du 3 novembre 2016. Elle casse des décisions de la Cour d’Aix, et ces deux arrêts – de cassation au sens strict – ont été immédiatement publiés sur le site de la Cour, avec l’annonce d’un commentaire au prochain rapport. C’est dire qu’il y a lieu de se soumettre…
Les arrêts énoncent deux règles : la clause de loyer binaire n’interdit pas, lorsque les parties l’ont précisé, de recourir au juge pour fixer, lors du renouvellement, le loyer minimum garanti à la valeur locative ; le juge doit alors tenir compte des critères légaux de détermination de la valeur locative, tels que fixés à l’article L. 145-33 du code de Commerce, et pratiquer un abattement pour tenir compte du loyer variable.
En théorie, les arrêts Marveine restent dans la ligne de l’arrêt Théâtre Saint-Georges. Ils se bornent à apporter un correctif à la marge, dans le cas où la clause prévoit la saisine du juge et la soumission à la loi pour la détermination du minimum garanti lors du renouvellement. Mais, cette précision étant insérée dans la plupart des baux à loyer binaire, un très vaste champ d’application s’ouvre à la règle nouvelle. Certes, il s’agit de respecter la volonté des parties, mais celle-ci renvoie à l’application de la loi…
La difficulté sera d’apprécier l’abattement de valeur locative qui résulte de la stipulation d’un loyer variable. Dans l’immense majorité des cas, le seuil déclenchant le loyer variable n’est pas atteint, et il n’est donc payé que le loyer minimum garanti. Les bailleurs risquent dès lors de prétendre que l’abattement doit être minime. Mais la seule potentialité de déclenchement de la partie variable du loyer suffit à justifier le principe de l’abattement. De belles batailles s’annoncent devant les experts et devant les juges…
Bernard-Henri DUMORTIER, docteur en droit, avocat au barreau de Lille