Juin 1936, les premiers congés payés

Le 20 juin 1936, il y a juste 80 ans, étaient adoptés par le…

Le 20 juin 1936, il y a juste 80 ans, étaient adoptés par le Parlement les congés payés de 12 jours pour tous les salariés français. Cette révolution hissa le monde ouvrier dans l’univers des loisirs qui lui était fermé, de la culture et du progrès social. La mesure la plus emblématique des accords de Matignon restera gravée dans l’histoire avec cette image du déferlement sur les plages des citadins. En 1936, 600 000 bénéficiaires de billets de chemin de fer à tarifs réduits de 40 % rejoindront la mer, la montagne, la campagne – mais combien encore à vélo, en tandem ou « tacot », selon le mot de Blum, le visionnaire de cette émancipation du monde ouvrier, admis à la table des loisirs et de la culture.

Historienne du droit à l’université Jean-Monnet de Saint-Etienne,
Anne-Sophie Chambost souligne la portée philosophique
des lois sociales issues des accords de Matignon,
en particulier la loi instituant les congés payés,
derrière laquelle on peut discerner « un projet de société ».

 

 


Les congés payés, un projet de société


Quel est le contexte politique et social des lois de 1936 ?

« Le contexte politique et économique, c’est une grave dépression économique suite à la crise de 1929, qui atteint la France au début des années 1930. Le monde politique est très divisé et le gouvernement incapable de répondre aux problèmes que soulève la crise. Les ligues d’extrême droite, puissantes – l’affaire Dreyfus n’est pas si lointaine – manifestent ensemble le 6 février 1934. Les partis républicains vont répondre par une contre- manifestation trois jours plus tard, le 9 février, puis l’année suivante le 14 juillet 1935, où, pour la première fois, communistes et socialistes défilent ensemble. C’est le début d’un rapprochement où l’idée d’un programme commun se fait jour pour sauver la République de la tentation fasciste. »

C’est le Front populaire qui se dessine, mais sans pour autant qu’il y ait un programme déterminé ?

« Aux législatives de mai 1936, un programme commun est adopté entre socialistes, radicaux et communistes ; un programme très light car ils sont à peu près d’accord sur rien. Ils remportent les élections et Léon Blum, promu président du Conseil, est installé, il faut le souligner, seulement un mois plus tard. Pendant ce temps naît un mouvement de grève très spontané et sans mot d’ordre, mais très important, qui atteindra jusqu’à 2 millions de grévistes à l’installation de Blum le 6 juin à Matignon. Déterminé à aller vite, Blum réunit le lendemain, le 7 juin, ce que l’on appelle aujourd’hui les partenaires sociaux, patronat et syndicats, aboutissant, dans la nuit, aux accords de Matignon. Au sortir de la réunion, Charles Picquemard, directeur de cabinet du ministre du Travail, formalise le projet dans la même nuit du 7 au 8 pour l’adresser au plus vite aux chambres. La première loi, adoptée le 20 juin, sera étonnamment celle instituant les congés payés. Ce qui est nouveau, c’est la rapidité avec laquelle ces lois sociales successives sont passées au Parlement qui, sous la Troisième République, mettait un temps infini à discuter et voter les lois. Les congés payés sont adoptés le 20 juin, la semaine de 40 heures le 21 juin, la loi sur les conventions collectives le 24 juin… »

Sous l’effet d’une grève qui lui donne un blanc-seing, Léon Blum a donc fait un coup ?

« En fin politique, Blum sait jouer d’un calendrier social qui lui laisse peu de délai. Il sait qu’il a un coup à jouer rapidement sous la double pression de la grève et de sa gauche révolutionnaire, dont il se garde des débordements, étant, lui, dans une logique de réforme dans la légalité. Il agit dès son arrivée à Matignon. La grève peut expliquer cette rapidité du processus législatif : on n’avait jamais vu un mouvement de grève de cette ampleur. Georges Sorel a théorisé le mythe de la grève comme arme politique conduisant à la révolution, un marche-pied vers la révolution. C’est bien ce que redoute le Parlement. En 1936, le parti communiste est très puissant et sous une pression des Russes qui effraie, les patrons acceptent ; le Sénat plie aussi. »

Quelle est la portée des congés payés ?

« Blum est un socialiste et un intellectuel qui pressent une nouvelle ère de confort social et intellectuel pour la classe ouvrière. Très cohérent dans sa visée, il associe aux discussions son ministre des Loisirs et des Sports, Léo Lagrange. Blum va au-delà d’une loi technique ; il porte un projet philosophique, un projet de société plaçant les ouvriers dans la société. Ceux qui produisent la richesse n’en profitent pas. L’idée est de les intégrer à la société. La beauté de cette loi sur les congés payés, c’est ça. »

Les grèves de 1936 échappent même aux syndicats, qui ne s’y attendent pas. Est-ce réellement un mouvement spontané ?

« La grève est spontanée, c’est incontestable. Il n’y a pas de mot d’ordre, les grévistes ne savent pas pourquoi ils font grève, mais il y a une attente, une convergence au printemps 1936, sous l’effet d’une frustration. Le bouchon a sauté. Cela arrive dans un contexte politique incontestablement tendu depuis deux ans, une crise économique. Le mouvement d’opinion se dessine devant la condition ouvrière extrêmement difficile. Simone Weil, cette normalienne partie travailler à l’usine, a bien décrit la condition ouvrière. Elle témoigne de la souffrance physique, des corps usés, des conditions de travail extrêmement dures. Dans les années 1930, on avait pensé que le machinisme y remédierait, mais il y a toujours autant de souffrance, de fatigue ; les ouvriers sont tout simplement exclus de la société. L’idée de Blum est de les réintégrer en leur offrant des opportunités de loisirs, de se cultiver, l’espoir de progresser, après une ou deux générations, dans l’échelle sociale. »

Ces grèves sont restées mythiques…

« Ces grèves sont mythiques ; les ouvriers, qui ont pour la première fois occupé les usines, ont protégé l’outil de travail. Les machines sont entretenues, et le travail a pu reprendre très rapidement. Chez les ouvriers, on ne peut qu’observer une certaine éthique. C’est toute la beauté et l’intérêt de cette période. La grève entraîne une satisfaction, une fierté ; elle a soudé les ouvriers dans une conscience de classe, née à la fin du XIXe siècle, mais dont cet épisode représente une étape importante dans sa structuration. »

N’y avait-il pas déjà des congés payés, pour les fonctionnaires notamment ?

« Depuis 1853, les fonctionnaires de l’empire bénéficient de congés payés. À Paris, les sociétés à statut particulier, mixte, qui gèrent le métro, l’électricité et le gaz, bénéficient de congés payés d’une semaine, au début du XXe siècle. À Paris toujours, certains secteurs de l’industrie négocient et obtiennent des congés payés dans les années 1920. On cite les ouvriers du vêtement, des bijoux, mais surtout les ouvriers du livre, beaucoup plus syndiqués et plus structurés intellectuellement. Cela ne représente toutefois que 5 % du monde ouvrier. »

Les congés payés existaient déjà en Allemagne depuis trente ans. Ce précédent a-t-il pu jouer ?

« En Allemagne, les congés payés existaient depuis 1905. C’est aussi un argument sur lequel Blum a pu jouer. Globalement, la France est très retardataire. Au début des années 1880, les républicains avaient pris les premières mesures sociales, comme la reconnaissance des syndicats en 1884. Ensuite, il n’y avait pas eu de grandes avancées sociales. Il faut souligner encore les conséquences de la Grande Guerre. Les ouvriers et les classes moyennes s’ignoraient jusque-là. Après le brassage de la population que la guerre a entraîné, la société a changé, les bases de la société ont changé. »

L’image des ouvriers sur les plages est-elle une image d’Epinal que l’on a construite après coup ?

« Ce n’est pas une image d’Epinal ; on parle de 600 000 personnes parties avec le chemin de fer en 1936, et plus sans aucun doute à vélo, en tandem, et par divers autres moyens. On part en groupe. Les grèves, les ouvriers les ont faites ensemble, alors ils partent en vacances ensemble. Le collectif commence à émerger. Avant les accords de Matignon, on voit des mesures individuelles, telles que le contrat de travail. En revanche, les conventions collectives de 1936 mettent en avant le collectif. L’image est vraiment restée dans les campagnes, où l’on a vu débarquer les citadins, les 600 000 qui sont partis occupaient le paysage, on les a probablement vus partout. »

La société de loisirs est-elle née à ce moment-là ?

« La société française est déjà une société de loisirs, pour la classe moyenne. Cela remonte au Second Empire, dans les années 1852-1860. La France s’enrichit, prospère, et Napoléon III fait entrer la France dans une société de loisirs, mais une partie de la société en est exclue. J’en reviens au discours de Blum en 1936 : au-delà des congés, il envisage des activités de loisirs et culturelles pour qu’en quelques générations, les enfants d’ouvriers progressent dans l’échelle sociale. La philosophie derrière cette simple loi est de faire des ouvriers de vrais citoyens ; autrement dit, c’est le pari de l’émancipation ouvrière face au travail avilissant. La vraie grandeur de cette mesure réside là. Peut-être est-ce pour cela qu’elle est restée dans l’imaginaire comme emblématique. D’ailleurs, elle est restée intouchable. »


Un acquis social emblématique


Les congés payés avaient été adoptés en Allemagne en 1905. Plusieurs tentatives en France sont infructueuses avant 1936 où la grève, étendue au pays, aura raison de la résistance du patronat et des conservateurs.

Jean-Michel Steiner, historien du mouvement ouvrier à l’université Jean-Monnet, rappelle la double tentative du Stéphanois Antoine Durafour pour instaurer une semaine de congés payés, d’abord à travers un projet de loi déposé lorsqu’il était ministre du Travail en 1925-1926, lequel avait été rejeté, puis une proposition de loi déposée en 1931, alors qu’il était redevenu député. Cette nouvelle tentative de faire entrer dans la loi les congés payés fut adoptée par l’assemblée mais rejetée par le Sénat. Nouvel échec.

En 1936, on assista à une accélération de l’histoire qui fit sauter le blocage parlementaire et patronal. Sous la pression d’une grève généralisée, « le Sénat pendant trois mois, on ne l’a pas entendu, commente Jean-Michel Steiner. Il [était] sous une pression telle, partie d’un mouvement très profond, qu’il était urgent pour les patrons de céder, tout comme le Sénat ». Quatre avancées sociales firent l’objet d’un accord entre le patronat, représenté par la Confédération générale de la production française (CGPF), la CGT et le gouvernement, dans la nuit du 7 au 8 juin à Matignon. La première loi qui en sortit sur l’instauration de 12 jours de congés payés fut adoptée par la chambre des députés le 12 juin à l’unanimité moins une voix. Le texte passa cette fois au Sénat le 17 juin pour une adoption définitive le 20 juin. Un raccourci dans l’histoire parlementaire tourmentée de la Troisième République. L’image des ouvriers arrivant sur les plages en 1936, restée dans l’imaginaire, est attestée, bien que l’on n’en trouve pas de témoignage exalté dans la presse locale, autant que dans les magazines de l’époque, comme Vu Tourisme, qui titra dans son édition du 17 juin 1936 : « Plaisir pour tous ».

Par ailleurs, les départs en vacances furent moins spectaculaires en province que ne le montrent les attroupements sur les quais de gare parisiens : « Les gens partent à vélo […] dans les familles, c’est le début du camping… » « La thématique du tourisme populaire apparut plus nettement en 1937, où l’on vit dans les journaux apparaître des offres de séjours de quatre à cinq jours en car pour la montagne. Un marché était en train de se créer, mais c’est après la guerre que l’on vit naître l’essor des loisirs. Ce furent les lois sociales de 1945, la création des comités d’entreprises, qui développèrent le tourisme social. » N’en reste-t-il pas l’image de la 4 CV en premier plan de la photographie sur fond de déjeuner sur l’herbe, symbole d’une conquête populaire investissant le tableau de Manet ?

Si les congés payés eurent un effet immédiat et ne furent pas remis en question à terme, « on [assista] à une riposte du patronat dès l’automne 1936. Le patronat [fit] pression sur le pouvoir pour revenir sur les acquis sociaux. Le gouvernement, qui ne [disposait] plus de marges de manœuvre, déclara par la voix de Blum en 1937 la pause dans les réformes. ». La majorité fléchit, se disloqua…

La suite s’écrivit sur fond de guerre : « Les acquis sociaux [furent] nettement remis en question par le gouvernement de Pétain, les syndicats [furent] dissous, les congés payés ne [furent] plus à l’ordre du jour. Ils [furent] rétablis en 1945. »

Des grèves joyeuses

Des grèves spontanées, pas du tout anticipées par la CGT, se déclarèrent juste après les élections législatives qui eurent lieu le 3 mai. « Elles [commencèrent] dans la région parisienne et nantaise, puis toulousaine dans les industries de pointe, l’automobile, l’aviation, explique Jean-Michel Steiner. Puis Vénissieux et les industries chimiques de la région lyonnaise. Les grèves [s’étendirent] plus tard, fin mai, aux Aciéries de marine à Saint-Chamond, gagnant les mines du bassin stéphanois et le bâtiment chez les “ terrassiers “ où elle se [poursuivirent] tout le mois de juillet. »

Pour la première fois, on assista en France à l’occupation des usines, dont la référence était 1920 en Italie. C’était « une grève joyeuse, festive, témoin d’une vraie fierté de la classe ouvrière, particulièrement maltraitée pendant dix ans. Il n’y eut pas de violence, on dormait dans l’usine, on se livrait aux loisirs habituels de la classe ouvrière : cartes, boules, bals ; une ambiance dont se souviennent, éblouis, les protagonistes de l’époque. »

De douze jours ouvrables à l’origine en 1936, soit deux semaines, les congés payés furent allongés au XXe siècle par le législateur, passant à trois semaines en 1956, à quatre en 1969 et à cinq semaines en 1982.


« On a ouvert aux ouvriers une perspective d’avenir »

Au procès de Riom qui lui fut intenté par Vichy en 1942, Léon Blum défendit son bilan et tout particulièrement les congés payés, mesure emblématique qui intégra la classe ouvrière dans une société de progrès. Extrait de son plaidoyer vibrant…

« Je ne suis pas sorti souvent de mon cabinet ministériel pendant la durée de mon ministère ; mais chaque fois que j’en suis sorti, que j’ai traversé la grande banlieue parisienne et que j’ai vu les routes couvertes de théories de “ tacots “, de motos, de tandems avec des couples d’ouvriers vêtus de pull-overs assortis et qui montraient que l’idée de loisirs réveillait chez eux une espèce de coquetterie naturelle et simple, j’avais le sentiment d’avoir, malgré tout, apporté une embellie, une éclaircie dans des vies difficiles, obscures. On ne les avait pas seulement arrachés au cabaret ; on ne leur avait pas seulement donné plus de facilité pour la vie de famille ; mais on leur avait ouvert une perspective d’avenir, on avait créé chez eux un espoir. »


L’essor des loisirs populaires

Les congés payés n’étaient pas un but en soi dans l’esprit du gouvernement, mais un moyen d’accès des classes populaires aux loisirs et à la culture. Dès le 30 juillet, le ministre des Loisirs Léo Lagrange obtint des compagnies privées de chemin de fer l’émission d’un « billet populaire de congé annuel », à tarif réduit de 40 %. 600 000 personnes en bénéficièrent en 1936, dans l’euphorie des gares surpeuplées, en partance pour la mer. Le mouvement des auberges de jeunesse, fondé en 1929 par Marc Sangnier sous la forme de la Ligue française des Auberges de jeunesse, prit de l’ampleur et fut bientôt doublé par le Centre laïque des auberges de jeunesse (CLAJ), promu par le Front populaire, en fort développement à partir de 1936. L’accès à la culture et aux arts se traduisit par l’essor du théâtre populaire initié par Firmin Gémier, fondateur du Théâtre national populaire en 1920, et la promotion du sport et des arts dans l’enseignement par le ministre Jean Zay, qui s’employa à démocratiser l’accès à l’école avec son projet d’ « école unique ».


 

 

Dossier réalisé par Daniel Brignon
(L’Essor Affiches Loire)
pour RésoHebdoEco
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