L’action en insuffisance d’actif 2/2

Vers une exigence renforcée de la caractérisation de la responsabilité du dirigeant social.

Suite de l’article “L’action en insuffisance d’actif (1/2)”

 

2 – Le lien de causalité

Dès avant la réforme opérée par l’ordonnance du 18 décembre 2008, l’article L. 624-3 du code de Commerce précisait que le juge pouvait, en cas de faute de gestion « ayant contribué » à l’insuffisance d’actif, décider que les dettes de la personne morale seraient supportées, en tout ou en partie, par le dirigeant.

La doctrine considérait alors que ce texte posait l’exigence d’un lien de causalité puisqu’il soulignait que la faute devait avoir « contribué » à l’insuffisance d’actif.

Mais la jurisprudence avait, de toute évidence, une autre vision des choses. Il serait fastidieux de citer ici toutes les décisions des juridictions du fond ou de la chambre commerciale ayant considéré, à l’instar de l’arrêt précité du 21 juin 2005 (cf. supra), que le dirigeant social peut être condamné à supporter l’intégralité de l’insuffisance d’actif, même si la faute de gestion qu’il a commise n’est que l’une des causes de cette insuffisance.

Cependant, peu après l’ordonnance du 18 septembre 2008, la Cour de cassation a amorcé une évolution très nette sur ce sujet dans un arrêt rendu le 15 décembre 2009(1), où elle a posé, pour la première fois, le principe dit de proportionnalité en s’exprimant en ces termes :

« que, toutefois, si le montant de la condamnation prononcée relève de l’appréciation souveraine du juge du fond dès lors qu’il n’excède pas l’insuffisance d’actif, il importe, lorsque plusieurs fautes de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif sont retenues, que chacune d’entre elles soit légalement justifiée ».

Puis, dans un arrêt du 10 janvier 2012(2), visant, expressis verbis, le « principe de proportionnalité », elle a jugé « qu’il importe, lorsque plusieurs fautes de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif sont retenues, que chacune d’entre elles soit légalement justifiée ».

Enfin, de façon paradoxale, c’est le Conseil constitutionnel (cf. supra, 26 décembre 2014) qui a été amené à préciser, à l’occasion d’une Q.P.C., que si les dispositions de l’article L. 651-2 du code de Commerce sont conformes à la Constitution, il reste, au vu de la jurisprudence sur le principe de proportionnalité, dégagé par la Cour de cassation, « que le montant des sommes au versement desquelles les dirigeants sont condamnés doit être proportionné au nombre et à la gravité des fautes de gestion qu’ils ont commises ». Et le Conseil de conclure, sous cette réserve, que : « les dispositions contestées n’ont pas pour effet de conférer à la juridiction saisie un pouvoir arbitraire dans les mises en œuvre de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif ».

Comme le souligne le professeur SAINTOURENS, commentant cette décision dans l’actualité des procédures collectives(3) : « En ce qui concerne l’impératif de proportionnalité souligné par le juge constitutionnel, il faut noter qu’il est d’application récente devant la Haute Juridiction ; c’est en effet par un arrêt en date du 15 décembre 2009 que la Chambre Commerciale s’y est référée pour la première fois. Il faut dès lors souhaiter que la décision du Conseil constitutionnel soit perçue comme une forte incitation à persévérer en ce sens et, surtout, que son écho soit perçu jusque devant les juridictions du fond, parfois encore un peu distraites sur ce point. On pourrait légitimement s’attendre à ce que les décisions à venir soient particulièrement attentives à ce que les condamnations à indemnisation, tant dans leur principe que dans leur quantum, tiennent expressément compte du nombre et de la gravité des fautes commises ».

Et l’éminent universitaire de conclure avec un brin d’ironie : « Pour qu’un profit maximum puisse être tiré de la décision de déclaration de conformité à la Constitution du régime spécial de responsabilité des dirigeants en cas d’insuffisance d’actif, sans doute serait- il opportun que l’on puisse retrouver dans la jurisprudence subséquente, toutes les qualités que le Conseil constitutionnel a bien voulu trouver dans l’application du texte contesté ».

On comprend bien que, plus que la définition de la faute elle-même, qui a certes son importance, c’est au plan du lien de causalité que se situe le centre névralgique du débat : il faut désormais mesurer l’impact précis de la faute de gestion sur le montant de l’insuffisance d’actif.

Mais apparaît alors une nouvelle difficulté : comment « isoler », dans un ensemble de causes ayant provoqué la liquidation judiciaire de l’entreprise, celle(s) imputable(s) à la faute du dirigeant social ?

Dans certains cas très « typés », la démonstration du lien de causalité sera simple à établir ; ainsi, le dirigeant social ayant poursuivi une gestion irrémédiablement compromise tout en continuant à se servir une confortable rémunération se verra condamné à supporter l’intégralité de l’insuffisance d’actif.

Toutefois, d’autres configurations sont plus complexes : comment évaluer l’impact d’un investissement malheureux ayant asséché la trésorerie de l’entreprise alors que cet investissement est intervenu au moment même où celle-ci a été confrontée à une diminution de son chiffre d’affaires, consécutivement à des actes de contrefaçon sur des brevets par elle déposés ?

Car il est bien rare que la liquidation judiciaire d’une entreprise, c’est-à-dire son décès, ne soit le résultat que d’une seule pathologie.

Difficile exercice, en vérité, pour le juge que d’apprécier ce type de situation et difficulté, peut-être plus encore pour le liquidateur judiciaire, demandeur, ès qualités, à la procédure en insuffisance d’actif, sur lequel pèse la charge de la preuve, toute notion de présomption de faute ayant disparu avec la loi du 25 janvier 2005.

Mais, sur ce point, la tâche du liquidateur pourra être facilitée par la saisine du juge commissaire.

3 – Les pouvoirs du juge commissaire dans le cadre de l’article L. 621-9 du code de Commerce

Ce texte dispose :

« Le Juge Commissaire est chargé de veiller au déroulement rapide de la procédure et à la protection des intérêts en présence. Lorsque la désignation d’un technicien est nécessaire, seul le Juge Commissaire peut y procéder en vue d’une mission qu’il détermine, sans préjudice de la faculté pour le Tribunal, prévue à l’article L. 621-4, de désigner un ou plusieurs experts ».

Or, la jurisprudence d’application de ce texte(4) considère qu’il donne tous pouvoirs au juge commissaire pour désigner une personne qualifiée afin de mener des investigations tendant à rechercher des faits susceptibles d’établir la qualité de dirigeant et de révéler des fautes de gestion.

Le recours à l’article L. 621-9 en matière d’insuffisance d’actif a souvent été contesté par les dirigeants sociaux car il permet non seulement au liquidateur d’échapper à la règle posée par l’article 146 du code de Procédure civile, mais surtout au principe du contradictoire, dès lors que la Cour de cassation considère que « l’expertise » ordonnée dans ce cadre n’en est pas une, au sens des dispositions du code de Procédure civile. La Haute Juridiction exige seulement que le rapport soit régulièrement versé aux débats afin qu’il puisse faire l’objet d’une discussion contradictoire(5) ; il n’y a pas, non plus, à ses yeux, violation des dispositions de l’article 6-1 de la C.E.D.H.(6), dès lors que les parties peuvent prendre connaissance des pièces justificatives afférentes au rapport.

Il a même été jugé, dans un arrêt rendu le 30 octobre 2000(7), que les éléments de preuve de la faute de gestion peuvent être puisés dans le seul rapport établi à la demande du juge commissaire, dès lors que ce document a été versé aux débats et soumis à une discussion contradictoire.

Plus encore, dans un autre arrêt rendu le 13 septembre 2016(8), la Cour de cassation a considéré que le juge commissaire peut procéder à cette désignation d’expert, y compris après introduction d’une procédure au fond devant le tribunal, dans le cadre d’une action en insuffisance d’actif.

En l’espèce, une cour d’appel avait estimé que les pouvoirs du juge commissaire cessent lorsque le tribunal est saisi au fond, ajoutant que « le rapport du technicien (n’était) plus destiné à l’information du mandataire mais à « sauver » une procédure manifestement vouée à l’échec », et allant jusqu’à affirmer « qu’une telle pratique n’est pas loyale et détourne le texte (NB : L. 621-9) de son objectif d’information ».

Ce à quoi la Haute Juridiction a répondu : « Qu’en statuant ainsi, alors que l’exercice par le liquidateur d’une action en responsabilité civile pour insuffisance d’actif ne prive pas le Juge Commissaire de son pouvoir de désigner, à tout moment (sic), un technicien en vue d’une mission qu’il détermine, la Cour d’Appel a violé le texte susvisé ».

La jurisprudence rendue au visa de l’article L. 621-9 apparaît donc dans son ensemble très sévère à l’encontre des dirigeants sociaux et, surtout, ce qui est plus grave, fait peu de cas des principes directeurs du procès.

Ainsi que l’observe le Haut Conseiller Tony MOUSSA(9) :

« La discrimination ainsi constatée dans la jurisprudence de la Cour de cassation entre l’expertise judiciaire et les autres expertises s’explique certainement par le fait que seule la première est soumise aux règles précises et contraignantes du code de Procédure civile qui imposent le respect sans faille du contradictoire tout au long des opérations d’expertise, et non, seulement, après le dépôt du rapport de l’expert.

Reste que l’on peut douter de l’égalité des armes lorsqu’une partie se voit opposer une expertise à laquelle elle n’avait pas été appelée, ni représentée. Certes, elle peut discuter l’avis de l’expert, produire un avis contraire et même solliciter une expertise judiciaire. Mais sa tâche est alors extrêmement difficile, surtout dans le cadre d’une procédure collective ».

Et monsieur MOUSSA de conclure son propos : « peut-on affirmer, s’agissant des expertises non soumises au code de Procédure civile, qu’elles répondent aux exigences du procès équitable ? »

Ainsi, on peut craindre qu’appréciée à l’aune de la jurisprudence d’application de l’article L. 621-9 du code de Commerce, la réforme opérée par la loi du 9 décembre 2016 (cf. supra), ait des effets relativement limités. Tout dépendra en fait du niveau d’exigence du juge du fond, car s’il décide d’appliquer le texte dans son esprit et dans sa lettre, il refusera « d’homologuer » des rapports ne permettant pas de distinguer suffisamment les causes ayant conduit à la liquidation de l’entreprise dont, le cas échéant, la faute de gestion commise par le dirigeant social.

Il n’est pas interdit d’espérer…

4 – Conclusion

A la vérité, au vu des courants contraires qui entourent l’action en insuffisance d’actif, on en vient à se demander si elle ne présente pas aujourd’hui une forme d’anachronisme.

Force est, en tout cas, de constater que, depuis la loi du 13 juillet 1967, qui laissait à l’appréciation quasi discrétionnaire du syndic et du juge l’opportunité de poursuivre et de condamner le dirigeant social, la sévérité des sanctions et leur mise en œuvre sont allées decrescendo. La disparition de la présomption de responsabilité, l’impossibilité pour les créanciers d’engager l’action ut singuli, la suppression de l’action en matière de redressement judiciaire, le renforcement de l’établissement du lien de causalité, ou la réforme opérée par la loi de décembre 2016, en attestent.

De plus, ne prend-on pas le problème à l’envers ?

Si l’on veut éviter les liquidations judiciaires dans lesquelles il n’y a rien, ou presque, à liquider et les réactions en chaîne qui en résultent, dont le coût social de ces déconfitures, ne serait-il pas plus judicieux de supprimer une action en définitive peu dissuasive et aux résultats concrets limités, pour y substituer, en amont, des mesures tendant à renforcer le contrôle des comptes sociaux pendant la vie sociale, accompagnées de mesures fiscales incitatives favorisant l’auto- financement des investissements ?

Chacun jugera, mais l’action en insuffisance d’actif illustre assez bien un problème plus général résultant de notre arsenal législatif : on ne peut vouloir tout et son contraire. Car prétendre juger des fautes de gestion tout en permettant de constituer, avec 10 € de capital social, une société dont les comptes ne seront soumis à aucun examen censorial, revient pour le législateur à se comporter en Don Quichotte qui veut empêcher ce qu’il a contribué à créer.

Me Pierre MOULIN,
avocat à la Cour, spécialiste en droit des affaires,
commercial et de la concurrence

 

1. N° 08-21906.
2. N° 10-28067.
3. AJPC 18 novembre 2014.
4. Cass. Com. 15 mai 2001. bull. Civ. IV n° 90.
5. Cass. Com. 25/11/1997 n° 95-17631 et encore 15.02.2000 bull. Civ. IV n° 33.
6. Civ. 7/11/2002 bull. II n° 246.
7. N° 98-12671.
8. N° 15-11174.
9. Bull. Info. C. Cass. Https : //www.courdecassation.fr/publications.

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