Luc Ferry : comment maîtriser ubérisation et transhumanisme ?
Ubérisation avec développement de relations économiques directes entre particuliers, transhumanisme en vue de laisser…
Ubérisation avec développement de relations économiques directes entre particuliers, transhumanisme en vue de laisser l’Homme échapper aux contraintes naturelles, voilà deux notions qui n’ont pas, semble-t-il, beaucoup de points communs. Pourtant, selon l’essayiste Luc Ferry, les deux phénomènes se développent de manière irrésistible, portés à la fois par les progrès technologiques et le Big Data sur le web. Dans les deux cas, la régulation s’impose. Mais en prend-on le chemin ?
« En ce début de XXIe siècle où les « Gafa » (Google, Amazon, Facebook, Apple) déversent un véritable « tsunami technologique », la montée en puissance simultanée de l’ubérisation et du transhumanisme constitue le grand défi de la troisième révolution industrielle. Apparemment très différents l’un de l’autre, ils prennent corps à partir de la même plateforme technologique portée par la technoscience. Or, ni les politiques, ni les opinions publiques n’ont les yeux suffisamment ouverts sur cette nouvelle réalité, alors même que l’Etat devrait mettre en place une régulation efficace », avance l’essayiste Luc Ferry, ancien ministre de l’Education nationale, récemment invité par l’ordre des experts comptables de la région de Montpellier à participer à un débat avec l’écrivain Jean-Claude Carrière. En préalable, Luc Ferry souligne que « toute révolution industrielle repose sur la concomitance de trois nouveautés : de nouvelles sources d’énergie, de nouveaux modes de communication au niveau des idées et des biens ou des personnes, et une nouvelle organisation de l’économie ». Ainsi, la première révolution industrielle, celle de la machine à vapeur de Watt (1769), induit la création du chemin de fer, la production à grande échelle de livres et de journaux (source à la fois de l’instruction généralisée et de la démocratie) et l’usine très centralisée, avec un commandement hiérarchisé. Un siècle plus tard, la deuxième révolution industrielle voit l’avènement de l’électricité et du moteur à explosion, qui ouvrent la voie au télégramme, au téléphone et un peu plus tard à la radio et à la télévision avec, pour le transport physique, l’automobile, le camion et l’avion. Les grandes firmes émergent et deviennent des multinationales.
Le monde à l’ère du Web
A la différence de ses deux devancières, la troisième révolution industrielle ne fait intervenir qu’à la marge de nouvelles énergies, en l’occurrence les énergies vertes, et elle se caractérise essentiellement par la mise en œuvre du Web (Toile), application de l’internet créée en 1989-1990. Il s’agit de la mise en réseau uniformisée des modes de communication sur internet, et le langage de la Toile étant le même de tout temps et en tout lieu, « tout le monde peut communiquer avec tout le monde, à toute heure du jour ou de la nuit, où qu’il se trouve », rappelle Luc Ferry. Ce modèle de communication devient un modèle d’organisation dans un sens plus général. A titre d’illustration, un bâtiment pouvant fabriquer seul l’énergie dont il a besoin tend vers l’autosuffisance et peut même stocker l’énergie, voire la partager avec des immeubles voisins. Sur le plan économique se développe l’économie collaborative – ou ubérisation – caractérisée non plus par une organisation centralisée, verticale, mais par une organisation horizontale permettant le contact direct entre particuliers grâce à des applications rendues possibles par internet, comme celles développées par Airbnb pour la mise à disposition de logements, et par Uber et BlaBlaCar pour le service de transport automobile…
L’émergence d’une puissante plateforme technologique
Parallèlement à la mise en place du modèle du Web, une puissante plateforme technologique nouvelle émerge, à l’heure où l’intelligence prend le pas sur la matière. Plusieurs innovations fondamentales caractérisent cette plateforme technologique. Ainsi, la maîtrise grandissante des nanotechnologies (au milliardième de mètre) – qualifiées par le physicien français Etienne Klein de « small bang » – ouvre la voie à de multiples applications, notamment en médecine. Le décryptage du génome humain représente désormais un coût peu élevé (environ 1 500 euros), et la technique CRISPR-CAS 9 (dite du « sécateur ADN »), mise au point par la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, doit permettre de rendre les manipulations génétiques aussi faciles à faire qu’une analyse de sang. Le cognitivisme, selon lequel la pensée est un processus de traitement de l’information, a déjà pour application concrète l’intelligence artificielle simple, qui conduit à faire effectuer par une machine des tâches que l’homme accomplit grâce à son intelligence. Luc Ferry précise : « On estime qu’en 2040, on pourra fabriquer une machine à intelligence artificielle forte, capable de produire un comportement intelligent et d’éprouver l’impression d’une réelle conscience ». L’imprimante 3D sera capable de réaliser des organes humains. Pour l’informatique, l’internet des objets (capteurs) se développe, et le Big Data s’enrichit en permanence de données nouvelles.
Fort développement en vue pour l’économie collaborative
La plateforme technologique permet le traitement en temps réel des données (Big Data), avec à la clef pour l’économie collaborative la circulation croissante d’informations précises et de services associés sur le Net. Le mouvement s’accompagne d’une mise en concurrence entre professionnels et particuliers, les premiers soulignant qu’ils paient des taxes et des charges sociales, les seconds ne voyant pas pourquoi on restreindrait leurs libertés. L’Etat se trouve quant à lui face à deux légitimités équivalentes, et il lui est difficile de réguler efficacement. En outre, l’économie collaborative conduit à la marchandisation des biens privés (appartements, voitures…). Elle bénéficie sans cesse d’opportunités nouvelles, au fur et à mesure que s’affirment la démocratisation du smartphone et la digitalisation, la localisation par GPS et la création d’algorithmes pour de nouvelles applications. Les produits et services se multiplient, qu’ils soient offerts par des professionnels ou des particuliers. On peut évoquer entre autres la location de vêtements, les interventions à domicile pour de petits travaux… Et alors que les internautes naviguent gratuitement sur le Net, les traces qu’ils laissent (données sur leurs consultations, leurs achats…), ineffaçables, sont rachetées à un prix très élevé par des sociétés commerciales ou des organismes financiers aux Gafa (Google et autres), ce qui leur facilite le démarchage ciblé. On évoque là le concept d’économie bifront ou biface, avec la gratuité d’un côté, mais des traces extrêmement chères de l’autre.
Transhumanisme ou posthumanisme, quel avenir pour l’humanité ?
Les innovations portées par la plateforme technologique, essentiellement américaine, conduiront également à une nouvelle médecine, fondée non plus sur la thérapeutique ou la réparation, mais sur l’amélioration de l’espèce humaine. « Pour la santé, nous avons plus de progrès à attendre des trente prochaines années que de ceux engrangés au cours des trois derniers millénaires », avance Luc Ferry. Le transhumanisme, largement financé par Google, se fonde sur cette certitude. Dans sa version humaniste, il se fixe pour objectif de combattre le vieillissement et d’augmenter la longévité humaine en recourant à la technomédecine et à l’ingénierie génétique. Des expériences réalisées avec des souris transgéniques ont permis d’augmenter leur durée de vie de 30 % en moyenne, les animaux restant en bonne santé. « Alors que l’Etat providence cherche à corriger les inégalités sociales, le transhumanisme propose la lutte contre les inégalités naturelles. Il s’agit non d’un eugénisme de sélection, mais d’un égalisateur des chances biologiques », s’enthousiasme Luc Ferry. Plus inquiétante est l’autre version du transhumanisme baptisée par l’essayiste français « posthumanisme », et qui consiste à réaliser une hybridation homme/machine mobilisant la robotique et l’intelligence artificielle davantage encore que la biologie. Une espèce nouvelle verrait ainsi le jour, réellement différente de la nôtre, avec des êtres des milliers de fois plus intelligents que nous et dotés d’une intelligence artificielle forte, synonyme de conscience et d’émotions. Quel serait alors le comportement de cette espèce nouvelle vis-à-vis de l’humanité ? Comme bien d’autres, le physicien anglais Stephen Hawking s’inquiète : « Réussir à créer une intelligence artificielle forte serait un grand événement de l’Homme. Mais ce pourrait être aussi le dernier ». Puissent les humains se maintenir à la première version du transhumanisme. S’il est possible d’en rester là…
Yves TOPOL
Luc Ferry en bref
Ancien professeur de philosophie et ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche de mai 2002 à mars 2004, Luc Ferry (65 ans) est un essayiste français. Il a écrit, seul ou en collaboration, une quarantaine d’ouvrages, dont, parmi les plus récents, « L’innovation destructrice » (Editions Plon, 2014), « Prométhée et la boîte de Pandore » (Plon, 2015) et « La révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies » (Plon, avril 2016).