Philippe Moreau-Defarges, chercheur à l’Ifri : « Le seul avenir de l’Europe, c’est une fédération »

Philippe Moreau-Defarges, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), est convaincu de la nécessité de faire de l’Europe une fédération. Entretien alors que le Traité de Rome, acte de naissance de la Communauté économique européenne et de l’Organisation européenne de l’atome, fête ses 60 ans.

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Le 25 mars 1957, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas signaient à Rome l’acte de naissance de la CEE. Soixante ans plus tard, ce traité a-t-il rempli ses missions ?

« Le Traité de Rome a rempli certaines de ses missions, comme la mise en place d’une forme de marché unique avec, entre autres, des politiques commerciale et agricole communes. Il est marqué par son époque : la priorité, c’était d’ouvrir les frontières et d’assurer la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. Ces objectifs ont été plus ou moins réalisés. Côté pacification, c’est plutôt la soumission de l’Europe aux deux super-puissances Etats-Unis et ex-URSS qui a assuré la paix. Monnet se méfiait des peuples, facteurs de guerre. Pour lui, construire une Europe des peuples ne marcherait pas. L’idée était plutôt de les contourner en multipliant les liens techniques. A ce niveau, les pères de l’Europe ont eu raison et tort, car la construction de l’Europe a besoin d’un consentement démocratique dans certaines conditions. »

Est-ce pour cela que l’Europe ne fait plus recette ? N’est-ce pas un peu comme une maison qui aurait manqué de fondations et qui tendrait à s’affaisser ?

« L’Europe n’assume pas ses contradictions. Elle a besoin, pour vivre, de libre circulation, d’échanges intra et extra-communautaires… Parallèlement, elle doit nous protéger des migrants. Mais si elle se ferme, elle s’appauvrit. Elle n’arrive pas à trouver une légitimité. Le projet européen est, de ce fait, menacé, voire rejeté (Brexit, menace sur l’euro…). Or, il n’a de sens que si l’Europe se considère comme un continent, un ensemble uni. La Méditerranée ne doit pas être perçue comme une muraille. »

La notion d’intérêt communautaire s’est aussi réduite au profit des intérêts nationaux, avec l’élargissement, au fil des ans, de l’Union européenne, passée de 6 à 28 Etats-membres. Pour dessiner un nouveau futur à cette Europe du XXIe siècle, ne faudrait-il pas démolir et reconstruire cette maison ou créer une nouvelle aile avec des pays « locomotives » ?

« Méfions-nous des révolutions ! Démolir pour reconstruire, non : le marché unique existe. L’euro aussi, tout comme l’Europe à géométrie variable. Qui sont les pays moteurs aujourd’hui ? Le couple franco-allemand, trop déséquilibré, ne peut fonctionner ; la France n’est plus crédible au niveau européen en raison de son déficit budgétaire et des incertitudes qui pèsent sur la prochaine présidentielle. Elle est perçue comme un prédateur lourd qui n’arrive pas à se réformer. Le projet européen est en grand danger. Il faut bien identifier les États qui, non seulement veulent, mais surtout peuvent avancer ; maintenir une cohésion générale de l’Union européenne, ne pas la fragmenter en blocs imperméables et, à terme, hostiles. »

De la multiplication des liens économiques et des échanges entre les hommes devait pourtant naître une volonté d’unité politique…

« Les gouvernements n’ont pas fait leur travail. Ils n’ont pas expliqué ce que devait être l’Europe, qu’elle peut très bien devenir une zone pauvre, que l’on doit l’accepter comme une partie du monde… L’histoire a changé en soixante ans. L’euro par exemple est précieux, j’en suis un fanatique partisan, mais l’union monétaire est boiteuse. Aujourd’hui, pour sortir de l’impasse, il faut construire une vraie fédération européenne avec un vrai gouvernement européen. »

Comment ?

« Il faut une volonté des gouvernements. La seule issue serait de mettre fin à la règle de l’unanimité des pays membres dans la prise de décision et de bâtir un nouveau traité. Il faudrait une puissance impériale – je rappelle que la construction européenne a été possible car il y avait l’Alliance atlantique – ou un homme fort, qui tape du point sur la table, et dise : « Les enfants ça suffit ». Et qu’on puisse ainsi bâtir un système institutionnel et transparent. »

L’arrivée de Trump aux Etats-Unis, la défiance de Poutine par rapport à l’Union européenne, le Brexit… peuvent-ils favoriser ce resserrement des liens ?

« Il faut l’espérer… Objectivement, cela devrait provoquer un sursaut, mais cela suppose que les peuples se comportent de façon mûre. Les politiques ont aussi de lourdes responsabilités. »

Dans le contexte actuel, l’UE doit-elle continuer de grandir ?

« Oui bien sûr, elle doit continuer d’avancer, sinon elle se détruira. Elle doit prolonger aussi la zone euro. »

Et quid de l’aspect économique ? L’Union européenne travaille d’arrache-pied pour mettre résolument la crise derrière elle et créer les conditions favorables à une économie plus compétitive…

« La crise est un vrai défi pour l’Europe, qui doit créer de la richesse pour retrouver la croissance. Je le redis, l’avenir, c’est l’ouverture et non le repli sur soi. Il faut continuer à flexibiliser, à avancer pour trouver la bonne fiscalité, bâtir un système institutionnel et transparent et… accepter le mot « fédération », aujourd’hui tabou parce que les gouvernements ont fait cette construction européenne en traînant les pieds. La paix a aussi besoin d’interdépendance et d’échanges… »

Comment imagineriez-vous l’Europe dans soixante ans ?

« Difficile de se projeter si loin, à la vitesse où vont les choses… Mais je verrais deux scénarios : un « noir », que bien évidemment je ne souhaite pas : le projet européen s’arrête, l’Europe devient une zone pauvre et le nouveau centre du monde se déplace vers le Pacifique. Et un « rose » : les Européens ont pris conscience que le monde a changé et réalisé une vraie réforme institutionnelle. Notre avenir, c’est vraiment de bâtir l’Europe ! »

Propos recueillis par Hélène VERMARE
pour ResoHebdoEco

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Traité de Rome. Le premier des objectifs du Traité de Rome est d’établir « une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Il implique que la construction européenne est un processus dynamique et continu. Autres buts : assurer en commun le progrès économique et social des pays concernés, améliorer le niveau de vie et d’emploi des peuples, assurer la concurrence, réduire les écarts de richesses régionaux et soutenir les régions défavorisées. Enfin, un dernier point qui se réfère à la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman : la nécessité de sauvegarder la paix et la liberté.

 

Elargissement : de six à vingt-huit Etats membres.  1957 : France, Allemagne, Italie, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas • 1973 : Royaume-Uni, Irlande, Danemark • 1981 : Grèce • 1986 : Espagne, Portugal • 1995 : Suède, Autriche, Finlande • 2004 : Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie (marque la fin de la séparation entre l’Europe de l’ouest et le bloc de l’Est) • 2007 : Bulgarie, Roumanie • 2013 : Croatie.

Philippe Moreau-Defarges, CV express. Chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), il a occupé plusieurs fonctions administratives, notamment dans le secteur de la construction européenne. Enseignant à Sciences-Po Paris , il a codirigé le rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (Ramses, Ifri) de 2002 à 2015. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont La géopolitique pour les Nuls (First, 2016) et La mondialisation dans la collection Que sais je? aux Presses universitaires de France (10e édition, 2016). On lui doit aussi L’Histoire de l’Europe pour les Nuls (First, 2013).

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