Christian Saint-Etienne : entre Chine et Etats-Unis, quelle place économique pour l’Europe ?

Retour sur la vision économique prospective de Christian Saint-Etienne.

Quel est votre constat actuel sur l’ordre économique mondial ?

« Il faut d’abord bien mesurer que le conflit entre la Chine et les Etats-Unis pour la domination mondiale, qui s’exacerbe depuis cinq ou six ans, va encore durer 25 ans, il va modeler toute une génération… Et il faut garder quelques chiffres à l’esprit : la Chine et les Etats-Unis, c’est 40 % du PIB mondial, 60 % des dépenses militaires, 80 % des Licornes (ces startup à plus de 1 Md$ de capitalisation, Ndlr). Deux vrais géants, colossaux, et la vraie question, c’est que fait l’Europe ? Se dote-t-elle des instruments lui permettant de s’imposer, de réagir ? D’autre part, la France elle-même fait-elle ce qu’il faut pour peser au niveau européen et pour transformer son propre système économique ? »

Justement, comment réagit l’Europe ?

« L’Europe a la taille, mais c’est une masse inorganisée en puissance, trop lourde, c’est une statue… Avec un marché unique considérable, mais sans aucune politique stratégique. Quand on a écrit le Traité de Rome en 1957, l’un des objectifs était de s’assurer qu’il n’y aurait jamais de politique de puissance de ce marché unique, ce qui alors faisait sens, mais aujourd’hui c’est devenu contre-productif. A partir du moment où nous sommes pris au milieu du conflit entre la Chine et les Etats-Unis pour la domination mondiale, il faut traiter nos questions stratégiques. »

Comment se traduit cette absence de stratégie ?

« Par exemple, alors que nous sommes dans une révolution du numérique, nous produisons moins de 10 % de nos microprocesseurs. GAFAM et BATHX chinois se partagent le marché des grandes plateformes, nous sommes complètement hors course, alors que nous aurions les moyens de participer, de rattraper notre retard, si nous adoptions une véritable stratégie offensive. On a les moyens, mais on ne s’organise pas, et même constitutivement, le marché unique ne nous permet pas d’agir. »

Une solution ?

« Au sein de ce marché unique, autour de la France et de l’Allemagne, il faut développer un noyau dur d’une dizaine de pays (sans toucher à l’Europe actuelle) qui, sur la base d’un traité intergouvernemental, soient capables de mener une politique stratégique, en investissant 2 à 3 % de leurs PIB par an sur toutes les nouvelles technologies. C’est clairement l’enjeu des prochaines années. »

La réflexion est-elle lancée ?

« On ne peut pas parler de réflexion, tout au moins affichée au niveau officiel, c’est un sujet d’une complexité inouïe. La fédération de l’industrie allemande, la Chancellerie se posent des questions stratégiques majeures qui iront peut-être dans ce sens. Tout va dépendre surtout de la configuration de ce noyau dur : il faudra impérativement au démarrage cinq pays, l’Allemagne, la France et les trois du Bénélux, avec pour objectif d’y adjoindre l’Italie, l’Espagne, le Portugal et l’Autriche, et à ce moment-là, à neuf pays, nous représenterions plus de 300 millions de personnes, soit plus des trois quarts de la population de l’Union européenne à 27… Et surtout 85 % du PIB de l’UE. Un acteur solide, qui aurait la puissance nécessaire pour agir et réagir face à la Chine et aux Etats-Unis. »

Quelle est la place de la France dans ce noyau dur ?

« Il se trouve que géographiquement, la France est au milieu… Il est clair que l’Allemagne pèsera lourd, et que la réussite de ce noyau dur sera fondée sur l’action commune franco-allemande. Oui, la France peut peser, mais il faut pour ce faire qu’elle se départisse d’un certain nombre de problèmes, comme sa dette publique structurelle, ou la faiblesse de son industrie, que l’on doit impérativement relancer. L’actuel gouvernement vient d’annoncer des mesures très significatives en ce sens, comme la baisse des impôts de production… »

N’est-ce pas juste un « effet Covid » plutôt qu’une stratégie ?

« A cause de la Covid, on prend des décisions aujourd’hui qui sont des briques utiles pour aller dans la bonne direction. Le tout, c’est d’aller jusqu’au bout… Pour créer ce noyau dur, il faudra un événement très significatif faisant suffisamment peur à l’Allemagne, au Bénélux et à la France pour l’impulser, l’organiser. Ce sont des sujets très complexes. Mais si conceptuellement, on arrive à définir quelque chose qui tient la route, le point-clé, c’est quel sera le déclencheur ? Ce pourrait être l’amorce d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unis en mer de Chine du Sud, qui ferait prendre conscience aux Européens de leur impuissance. A contrario, que la Chine et les Etats-Unis s’allient reste peu probable, mais il faudra, si ce noyau dur se concrétise, faire les génuflexions nécessaires en direction des Etats-Unis, qui ont les moyens de nous bloquer économiquement et stratégiquement… »

Propos recueillis par Isabelle AUZIAS
pour RésoHebdoEco
www.reso-hebdo-eco.com
Réso Hebdo Eco


De l’émergence d’une « iconomie » salvatrice

Pour Christian Saint-Etienne, aucun doute sur une troisième révolution industrielle pour l’heure au milieu de gué, avec un avantage stratégique au crédit des Etats-Unis. Pour rattraper le retard que l’Europe a pris dans cette nouvelle révolution industrielle, cap sur l’iconomie, que Christian Saint-Etienne a déclinée en Institut éponyme, créé il y a six ans déjà, pour analyser cette nouvelle ère numérique et informatique. « Et pour réussir dans l’iconomie, il faut des moyens très lourds. Pour exemple, le ticket d’entrée pour produire des micro-processeurs de dernière génération, c’est de 10 à 12 Mds€ pour chaque usine… Pour en monter deux ou trois, une alliance France-Allemagne est nécessaire. Mais en revanche si on crée ce noyau dur, il y aurait dès le démarrage un tip de 10.000 Mds€. Même si seuls 2 ou 3 % sont mis sur la table chaque année, avec 200 ou 300 Mds€, on peut commencer à construire des usines, investir dans les câblages numériques, dans tout ce qui est robotique/informatique, fabrication de ces micro-processeurs, et même le développement de technologies militaires. » une manne qui pourrait aussi profiter à une vingtaine d’universités européennes portées au firmament mondial dans les disciplines d’avenir. « C’est tout l’objet d’un tel budget et de ce noyau dur. » L’iconomie ne fonctionnera pas sans une part d’industrie manufacturière plus traditionnelle, « même si tout aujourd’hui est informatisé. Sans informatique, plus de banques, plus d’assurances, plus d’électricité, plus de logistique, plus rien… » D’où l’aspect décisif d’une belle indépendance en mode collectif, pour une souveraineté de l’Europe bien affirmée. « Dans ce contexte-là, la France doit aussi se réveiller, et avoir le courage de faire un certain nombre de réformes, pour réduire sa dépense sociale notamment ».


 

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