Finance : quand le loyer de l’argent devient négatif
De nombreux taux d’intérêt nominaux à court et long termes sont devenus négatifs, renversant…
De nombreux taux d’intérêt nominaux à court et long termes sont devenus négatifs, renversant ainsi le mode de fonctionnement normal de l’économie. Le FMI (Fonds monétaire international) y voit un moyen de relance, mais les banques et les épargnants souffrent…
Le taux d’intérêt nominal représente le loyer de l’argent fourni par un prêteur pour une durée donnée à un emprunteur. Ce taux, nécessairement positif, dépend de l’horizon d’emprunt (maturité) et de la solvabilité de l’emprunteur (qualité de signature) telle que la mesurent, par exemple, les agences de notations. Corrigé de l’inflation, on obtient alors le taux d’intérêt réel, qui peut être négatif si le taux d’inflation est supérieur au taux d’intérêt nominal. Cela revient à dire, comme Keynes dans les années 1920, que l’inflation favorise les agents qui sont structurellement emprunteurs, en opérant un transfert de revenu des créanciers vers les débiteurs.
C’est ce que l’on a observé à partir de 2011, lorsque la Banque centrale américaine (Fed) a pratiqué une politique monétaire très expansionniste, conduisant les taux d’intérêt à long terme sous le niveau de l’inflation. Assurément, la Fed a de la sorte contribué au désendettement des ménages et à la relance de l’économie américaine, ce que la Banque centrale européenne (BCE) cherche à reproduire avec cinq ans de retard en élargissant son « quantitative easing » …
L’aberration des taux d’intérêt négatifs
Mais actuellement, ce ne sont pas que certains taux d’intérêt réels qui sont négatifs, mais bien les taux d’intérêt nominaux ! En effet, la BCE et la Banque nationale suisse, parmi d’autres, ont fixé certains de leurs taux d’intérêt nominaux à court terme en territoire négatif, afin d’inciter les banques commerciales à prêter leurs fonds. Plus difficile à appréhender est la notion de taux d’intérêt nominal négatif à long terme, qui semble contradictoire avec le fait que le loyer de l’argent rémunère tout à la fois la renonciation à la consommation présente et divers risques. Ainsi, un taux d’intérêt nominal négatif sur le marché primaire des obligations d’État, c’est-à-dire le marché des titres financiers nouvellement émis, correspond à la situation où les investisseurs acceptent de prêter des fonds à un État en perdant de l’argent, donc acceptent de payer pour prêter leur argent !
Cette situation est symptomatique d’une déflation rampante et d’une crise qui n’en finit pas : si les rendements attendus sont très faibles et les risques grands, les investisseurs (fonds de pension, assureurs, etc.) se contentent alors de sauver les meubles en achetant des titres réputés sûrs, comme les obligations d’État en Allemagne ou en Suisse. Il n’est donc pas étonnant que le rendement de l’emprunt d’État suisse à cinquante ans soit passé en territoire négatif (- 0,005 %) à l’instar du Bund allemand à dix ans (-0,05 %) ; la France en prend d’ailleurs le chemin avec un taux d’à peine 0,25 % pour l’OAT à dix ans. Dans le monde, plus d’un quart du montant total des emprunts d’État affiche un rendement négatif, soit plus de 8 000 milliards de dollars d’obligations d’État !
Les banques en difficulté
A court terme, de tels taux négatifs constituent à n’en pas douter une aubaine pour soutenir l’investissement des États et la trésorerie des entreprises. Tandis que les États constatent, chaque année, une économie sur le service de la dette, les entreprises se muent en banquiers, à l’image de Veolia, qui vient ainsi d’émettre, en début d’année, trois milliards d’euros de billets de trésorerie rémunérés à des taux négatifs, replacés sur des Sicav monétaires assorties de taux positifs.
Mais à long terme, des taux négatifs desservent l’économie, et en particulier les épargnants, qui verront baisser le rendement de leurs contrats d’assurance vie, investis en partie en titres d’État. Pire, cette situation d’aplatissement de la courbe des taux d’intérêt pèse d’ores et déjà lourdement sur la marge d’intérêt des banques, même lorsque celles-ci se contentent de faire leur métier de base, à savoir la transformation de l’épargne à court terme, dont le taux est très bas voire négatif, en prêt à long terme, dont le taux est désormais aussi très bas. Ce phénomène est accéléré par les renégociations de prêts immobiliers par les particuliers, certains allant même jusqu’à réclamer une rémunération à leur banque puisque l’Euribor, qui sert de référence aux taux variables, est devenu négatif… Une solution consisterait à faire payer les dépôts à la clientèle, à l’instar de ce que pratique déjà partiellement ING Direct, mais avec le risque d’une conversion des dépôts en espèces.
En dernier ressort, comme cette situation est appelée à perdurer en raison de la faiblesse anticipée de la croissance potentielle et de l’inflation, il faudra penser à réécrire tous les manuels d’économie, comme le disait l’économiste Stanley Fischer !
Raphaël DIDIER