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Criée de Sète - La grève des acheteurs pour les nuls par Philippe VERGNES

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Criée de Sète – La grève des acheteurs pour les nuls … par Philippe VERGNES 


Mercredi dernier, les acheteurs de la criée de Sète ont décidé une grève illimitée des achats suite à l’augmentation des taxes de criée au premier avril dernier (ça ne s’invente pas). Quinze tonnes de poissons n’ont pu trouver preneur et les pêcheurs sont depuis restés à quai.

C’est un drame shakespearien qu’est en train de vivre la criée de Sète… à moins que nous n’assistions là à une pâle représentation de la célèbre pièce d’Alfred JARRY, Ubu roi, pour laquelle il inventa un objet particulier, personnage important de l’intrigue : la machine à décerveler. Car de décervelage, il en est effectivement question dans ce dossier tant le scénario de toute cette histoire ressemble plus à un sinistre vaudeville qu’à un parangon de vertu en matière de gestion portuaire.

Nous allons donc ensemble essayer d’y voir plus clair dans ce bras de fer que les acheteurs ont engagé avec le gestionnaire du port de Sète, c'est-à-dire la Région (à moins que ce ne soit l’inverse, car dans ce conflit, c’est à se demander qui a cherché qui).

Pour comprendre le fond de l’histoire, il faut d’abord savoir ce qu’est une criée, comment elle fonctionne, qui la gère selon quelle personnalité juridique, etc., car la filière pêche demeure un monde quelque peu imperméable au profane.

Les halles à marée, tel est le nom par lequel les différents textes de loi désignent les criées aux poissons, sont des organismes de vente en gros chargés de la première mise en marché des produits de la pêche maritime et de l’aquaculture marine dans le respect de la réglementation européenne et nationale concernant de nombreux domaines tels que l’enregistrement, la traçabilité et la salubrité des produits débarqués, etc.

C’est un aspect important de cette problématique sur laquelle nous reviendrons.

En tant qu’organisme de première mise en marché, les criées sont donc chargées de regrouper en un lieu commun l’offre de producteurs (pêcheurs) et la demande des acheteurs (mareyeurs, grossistes, poissonniers – ou leurs mandataires –, seuls autorisés à acheter en criée) afin d’en faciliter les échanges.

Elles effectuent cette tâche dans le respect d’une réglementation contraignante.

Cette rapide présentation de la première mise en marché des produits de la pêche permet de comprendre que différents acteurs interagissent au sein d’une halle à marée : pêcheurs, acheteurs et gestionnaires de criée (EPR Port sud de France) qui n’est que le concessionnaire de l’établissement devant donc en référer à un concédant (L’État pour les ports d’intérêts nationaux).

Qui dit différents acteurs pense à juste titre intérêts divergents.

Cependant, il faut bien comprendre que ces divergences sont davantage dues aux spécificités propres au métier de chacun des acteurs en présence plutôt qu’à leur volonté propre, car du point de vue de l’intérêt général, il importe qu’il y ait des pêcheurs en nombre suffisant pour approvisionner un marché et des acheteurs disposant d’un pouvoir d’achat minimum pour alimenter ce même marché tout en payant un prix décent la marchandise aux producteurs afin que ces derniers et le gestionnaire de la criée puissent tirer des revenus décents de leur activité.

Le tout constitue un équilibre précaire qu’il incombe au gestionnaire du port de préserver.

Dans le microcosme de la filière pêche, cet équilibre entre le marteau et l’enclume, la chèvre et le chou, etc., relève de la responsabilité du prestataire de service c’est-à-dire du personnel des halles à marée qui ont à gérer un service public.

Ceux qui savent encore ce que les mots « service public » signifient comprendront d’avance où je veux en venir, car à la dure réglementation des halles à marée vient s’ajouter une réglementation encore plus stricte concernant les services publics.

En tant que prestataire de service, les gestionnaires des criées aux poissons tirent leurs profits de taxes et redevances qu’ils perçoivent sur les services rendus aux usagers de la halle à marée, mais en tant que « services publics » ils ne sont pas censés faire de bénéfices tout comme ils ne doivent pas afficher de perte non plus, car ils feraient alors peser leur déficit sur la collectivité qui en a la responsabilité.

Après cette – trop – courte présentation des enjeux tripartis qui se jouent au sein d’une criée, rentrons maintenant dans le vif du sujet.

Selon les déclarations des gestionnaires du port de Sète parues dans les articles du quotidien régional de Sète du jeudi 24 et vendredi 25 avril traitant de cette affaire, le principal prétexte avancé à cette augmentation de taxes et redevances serait une « harmonisation » vis-à-vis des autres criées pratiquant des tarifs supérieurs.

Ce qui est vrai, mais dans ce cas, à toutes proportions gardées, il faudrait aussi comparer la qualité des services rendus, le chiffre d’affaires et les recettes, le nombre d’employés, etc., etc., car une halle à marée dont le chiffre d’affaires est le double de celles auxquelles elle se compare peut très bien équilibrer ses comptes tout en ayant des taux de taxes et de redevances beaucoup plus bas.

Qu’en est-il vraiment ? Pour clarifier le sujet, prenons un exemple :

Soit un port A qui réalise un chiffre d’affaires de 10 Millions d’€ et applique un taux global de taxes et redevances de 7,5 % ; soit un port B réalisant un chiffre d’affaires de 5 millions d’€ et appliquant un taux global de taxes et redevances de 10 %.

Le port A disposera tout de même de 250 000 € de recettes supérieures au port B, soit 50 % de plus (750 000 € pour le premier contre 500 000 € au second), tout en pratiquant des tarifs de 25 % inférieur au port B (7,5 % contre 10 %).

Sachant que le port B emploie dix équivalents temps plein pour réaliser son chiffre d’affaires, combien faudrait-il d’employés au port A pour atteindre le double du chiffre d’affaires du port B ?

La première réponse qui vient à l’esprit serait de dire : deux fois plus, soit 20 salariés à temps plein.

Sans rentrer dans les spécificités de la gestion d’une criée (outre l’aspect règlementaire), il faut également tenir compte du fait que les ventes aux enchères qui permettent les transactions sur les produits de la pêche débarqués quotidiennement ne durent pas plus de 2 heures en moyenne pour le port B. Quand bien même il faudrait 4 heures au port A pour allouer la totalité des lots proposés à la vente, cela ne représente qu’un travail à mi-temps.

Ainsi, pour réaliser le double du chiffre d’affaires, le port A n’a théoriquement pas besoin du double de salariés, mais simplement du double de mi-temps, soit 5 équivalents temps plein de plus que le port B ou un coût salarial d’environ 100 000 €.

Faut-il plus d’équipements pour autant ? Que nenni !

Or, le port A dispose de 250 000 € de plus que le port B ce qui devrait théoriquement lui permettre d’avoir des ressources suffisantes pour rendre correctement les services pour lesquels il s’est engagé contractuellement auprès de son concédant (l’État).

Imaginer maintenant que le port A, au lieu de 15 équivalents temps plein, décide d’employer une trentaine de personnes dont on ignore encore quelles peuvent bien être leur attribution, mais dont on peut se douter qu’ils ne soient pas tous à mi-temps afin d’atteindre le nombre de 15 équivalents temps plein suffisant pour remplir leur mission de service public.

He bien figurez-vous que l’exemple du port A est similaire à ce qui se passe sur la criée de Sète et celui du port B est proche de la configuration de la criée du Grau d’Agde et que cette dernière, malgré une raréfaction de la ressource depuis 2007, tout comme pour les pêcheurs Sétois, affiche une santé financière à faire pâlir de jalousie son grand voisin.

Certes, cet exemple est volontairement réducteur – et donc en proie à de nombreuses erreurs et controverses –, mais il a le mérite de faire comprendre au quidam l’absurdité de l’augmentation des taxes et redevances au motif d’une harmonisation avec les autres ports, car à comparer les taxes, autant aller au bout du raisonnement et comparer également la qualité des services rendus, les recettes dégagées, le nombre d’employés nécessaire à la réalisation du chiffre d’affaires et tout ce qui s’ensuit.

Au-delà de ce prétexte fallacieux, pour le coup digne de figurer dans une des pièces d’Ubu roi d’Alfred JARRY, il convient également d’envisager ce que représente « l’effort » de 1,5 % demandé aux acheteurs et celui de 1 % aux pécheurs afin d’avoir une plus large vue d’ensemble du problème, car présenté ainsi nous pourrions facilement croire que faire tant de « foin » pour une si faible augmentation relève plutôt d’un quelconque abus, d’un excès, ou d’une saute d’humeur du au supposé « mauvais » caractère des mareyeurs locaux.

L’augmentation de la taxe d’usage de 0,5 % et de la redevance d’équipement de 1 % pour les acheteurs prélevées sur leurs achats ne signifie pas une augmentation de 1,5 % de leurs charges.

C’est là toute la nuance que la pompe à phynance (mot inventé par Alfred JARRY pour dénoncer l’avidité pour les finances de son personnage Père Ubu) n’a visiblement pas prise en compte, preuve s’il en est du manque de communication – au sens de compréhension – de ceux-là même dont c’est pourtant bien le métier, car il se trouve que pour un mareyeur qui s’approvisionne en totalité à la criée, chaque point de taxe en plus à payer sur les achats correspond à un point de marge brute en moins sur son bilan de fin d’année.

En d’autres termes et contrairement aux producteurs, ce n’est pas le chiffre d’affaires qui importe pour les acheteurs, mais la marge brute dégagée. Or, les mareyeurs travaillent en moyenne à des marges comprises entre 10 et 15 %, certains ne dépassent même pas les 5 % de marge brute (source site infogreffe).

En conséquence de quoi, 1,5 % de taxes et redevances supplémentaires sur les achats équivalents à une charge additionnelle de 15 % pour les entreprises dégageant une marge de 10 %, car cette augmentation s’applique directement sur le taux de marge brute (recette brute) et non pas sur le chiffre d’affaires dégagé par ces entreprises.

Il n’en va pas de même pour les pêcheurs puisque leur chiffre d’affaires correspond à leur recette brute.

Si l’on avait annoncé aux pécheurs sétois que la halle à marée allait augmenter leurs charges de 10 à 15 %, je ne crois pas que leur neutralité dans ce conflit qui oppose les gestionnaires de la criée aux acheteurs aurait été préservée bien longtemps.

Dès lors, pour reprendre les propos de Marc CHEVALLIER, le président de l’EPR Port sud de France, paru dans le quotidien régional du vendredi 25 avril 2014, la grève des achats à la criée de Sète qui sévit depuis mardi dernier est bel et bien « un mauvais coup fait aux pécheurs ». Mais si l’on remet correctement les choses en perspective, le mauvais coup ne vient pas de là où M. CHEVALLIER le dénonce et lorsque l’on comprend mieux de quoi il en retourne, c’est plutôt du côté des gestionnaires de la halle à marée qu’il faudrait que les observateurs se penchent, car lorsque l’on ampute de 10 à 15 % la marge de manœuvre d’une grosse partie de ses usagers (les mareyeurs représentent 80 à 90 % des achats en criée – loi de Pareto), à l’heure où les politiques d’austérité frappent tous les porte-monnaie et réduisent considérablement le pouvoir d’achat des contribuables, où le chômage bât chaque mois des records dans une région qui compte le plus de chômeurs en France, où le niveau de vie est l’un des plus bas du pays, etc., nos décideurs locaux ont fait le choix de sacrifier les entreprises locales de marée pour préserver le sureffectif de leur halle à marée.

Ce faisant, considérant qu’en méditerranée un emploi en mer équivaut à 2,8 emplois à terre, c’est manifestement à d’autres acheteurs (étrangers peut-être ? cf. France 3 Languedoc Roussillon) qu’ils prédestinent ces emplois. Contribuant de ce fait au marasme local au niveau du chômage ce qui n’arrangera pas les affaires du commerce de proximité.

Les patrons pêcheurs des chalutiers de poissons blancs peuvent-ils se permettre de sortir en mer avec six à huit marins à bord au lieu des trois à quatre habituels, les mareyeurs ont-ils les moyens de doubler leurs effectifs ?

À lire les bilans des entreprises concernées, cela ne semble pas être le cas. Toutefois, les gestionnaires de la criée de Sète s’offrent ce luxe en demandant qui plus est un effort supplémentaire aux usagers, là où de leur côté, ils se montrent incapables de « dégraisser le mammouth », exigeant d’autrui ce qu’ils sont dans l’impossibilité de fournir eux-mêmes.

À ce petit jeu d’irresponsable, il n’y aura bientôt plus de criée à gérer sur Sète, mais peut-être n’est-ce là que l’expression d’une volonté politique.

Un dernier point avant de conclure cet article, je vous avais promis de revenir sur l’aspect règlementaire de cette augmentation de taxes et de redevances que je n’ai eues de cesse de désigner en ces termes, et pour cause… du point de vue du droit, il existe une différence entre les taxes (généralement d’usage) que peut percevoir une criée et les redevances (généralement d’équipement pour une criée) qui sont également définies sous l’expression « droits de port ».

Or, vous savez quoi ?

Je vous le donne en mille en vous faisant grâce du long argumentaire qu’il serait nécessaire de développer pour étayer ce fait : le changement des taux de taxes et redevances font également l’objet d’une réglementation très stricte que n’ont pas respectée les gestionnaires de l’EPR Port sud de France. Ce qui signifie très clairement qu’en cas de recourt devant un tribunal compétent, cette augmentation sera annulée et la halle à marée devra alors dédommager l’ensemble des usagers qu’elle a illicitement facturés aux frais de la collectivité qui en est gestionnaire, c’est-à-dire en dernier ressort, le contribuable régional.

Autrement dit, pour ceux qui n’auraient pas encore compris, cette augmentation est illégale, car elle n’a pas respecté les protocoles règlementaires obligatoires relatifs aux modifications des taxes et redevances d’une halle à marée.

Ainsi donc, les gestionnaires de la criée de Sète, à l’image de ce qui se passe partout en France au niveau des politiques publiques, pourraient reprendre à leur compte la phrase de COLUCHE lorsqu’il disait : « Je suis capable du meilleur comme du pire, mais dans le pire, c’est moi le meilleur ».

En foi de quoi, il faut bien envisager le fait que cette affaire relève bien plus d’un certain théâtre de l’absurde, dont Alfred JARRY fut le précurseur, que d’un drame shakespearien. Mais après le cri d’alarme poussé par les patrons pêcheurs en 2012 (cf. Grève des patrons pêcheurs – Les représentants Agathois et Sétois reçus à l’Élysée – La pêche méditerranéenne est-elle menacée de disparition), ce nouveau coup dur est assurément un mauvais coup porté à la filière pêche, mais ce coup bas est cette fois porté par ceux-là même qui ont en charge d’en assurer le développement.

Sic !!!

Philippe VERGNES


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