Attentats du Bataclan : chronique du Vendredi 13, impressions d’audiences par Me Catherine Szwarc
Le procès des auteurs présumés des attentats du 13 novembre 2015 se poursuit actuellement à la cour d'assises spéciale de Paris. L'avocate montpelliéraine Me Catherine Szwarc, qui représente des victimes, livre ses impressions d'audiences concernant les semaines passées…
Les dossiers peuplent mes samedi et dimanche montpelliérains. Heureusement, il pleut. Paris sera triste. Je me prépare à des charges émotionnelles continues.
Certaines parties civiles veulent déposer anonymement. Un débat juridique s’anime. Procédure pénale contre organisation d’un procès hors norme. Droits de la défense contre bien-traitance des victimes. Seul le commissaire de la Bac, partie civile, bénéficie d’une exception. La réponse est « Non ! » pour les autres. Dura lex. Décision du président adoucie malgré tout : leurs noms et prénoms suffiront. Les victimes pourront demander cette faveur aux médias. La presse acceptera-t-elle de faire fi de sa liberté ? Enfin, le président le rappelle, les victimes peuvent ne pas déposer. Certaines renonceront. Il faut un aménagement légal. Un pas vers un droit à l’oubli. Le droit d’arrêter un jour, d’endosser ce statut de victime. Le droit d’Être.
Cinq semaines pour les parties civiles. Quinze pour cent d’entre elles auront la force, ou l’envie de s’exprimer. Relativement peu pour les litres de sang versés, les milliers de vies brisées, au regard de la place des victimes dans un procès d’assises « traditionnel ». Rescapés, survivants, souvent sur leurs jambes, parfois avec cannes ou en fauteuil. Dans un ordre défini par le Président, les victimes traversent la salle et déposent leur lourd fardeau. Elles avancent sous nos regards, et ceux des accusés. Certains, par moments, endormis. Elles sont dignes, courageuses, respectueuses, apprêtées. Participer à l’œuvre de justice. Dire leur innocence. Clôturer ce drame. Mais surtout parler pour les voix qui se sont tues.
Même cassées, elles restent debout devant les robes rouges et noires. Elles plantent leurs yeux dans ceux de la cour, s’arriment à la barre et vident six ans de souffrance et de peurs. Tout dire. S’aider d’un papier sur le pupitre. La voix change. La gorge se serre. Les propos ralentissent. Des sursauts. Des saccades. Des silences s’intercalent. L’émotion contenue. Les efforts contre les larmes. Des traits de respiration à peine audibles, émaillés d’« excusez moi! » suscitant des « Prenez votre temps! ». Le combat intérieur est sonore. Les victimes luttent. Parler, parler et … s’effondrer après. Bouleversant. J’ai relu chaque procès-verbal. Mais c’est en écoutant chaque victime que les contours des actes commis se dessinent avec précision dans tout leurs aspects.
La solidarité, l’empathie, la compréhension et la bienveillance raisonnent dans chaque parole. Mais aussi une grande culpabilité. Être en vie quand d’autres sont morts. Être moins atteint. Honte de souffrir sans raison visible, et pourtant souffrir tellement. La culpabilité traine son ombre: la légitimité. Sont-elles légitimes ? Et finalement, sont-elles de vraies victimes ? Questionnements, doutes, mal-être, conjugués à l’agressivité, l’hypervigilance, la fatigue, et la perte de concentration, de mémoire, de sommeil, d’envie. Effets de la morsure de la mort en visite dans les profondeurs de l’être.
Sur ce terrain défoncé, le Fonds de garantie a pris confortablement position. Pour beaucoup, loin de la réparation attendue, il est le prolongement d’un malheur sans fin. Avocats, nous en connaissons les méandres et les travers. Beaucoup dénoncent les experts maltraitants. Les mises en doute de leur parole, la minimisation systématique de leur préjudice, la recherche assidue d’un état antérieur. Les « experts » du Fonds de Garantie seraient bien inspirés d’assister à l’audience. L’écoute attentive des enquêteurs et des victimes replacerait chacun au bon endroit. Ces experts, certes choisis et rémunérés par le débiteur indemnitaire, doivent garder indépendance et impartialité. Mission impossible ? Les victimes les décrivent froids, parfois moqueurs (« ah vous voulez un rendez-vous avant midi? Alors midi moins une! c’est bien avant midi! »), irrespectueux (« l’expert m’a convoqué le 13 novembre 2017 dans un cabinet a côté du Bataclan, où mon fils a été assassiné ») et suspicieux. Un flot de griefs ralenti par le rappel du président sur le but de ce procès.
Mais les victimes l’ont compris. C’est leur moment. Aujourd’hui, leur parole compte. Chaque mot est écouté et raisonne. La critique du FGTI continue au fil des dépositions parfois introduites par « Je sais que ce n’est pas le lieu mais je veux quand même en dire deux mots ». Pour les victimes, les séquelles engendrées par les attentats englobent les dommages subis à l’occasion du parcours indemnitaire et les préjudices générés par la gestion du Fonds de Garantie. Je suis satisfaite de ce moment de transparence. Les juges doivent l’entendre. Ouvrir l’intimité du cabinet de l’expert. Alors qu’on essaie d’en exclure les avocats lors de l’’examen des victimes sous prétexte de secret médical ! Un de mes combats réguliers avec certains. Ce retour d’expérience collectif servira à faire bouger les lignes. C’est sûr. La bienveillance et la bien-traitance doivent être le fil rouge de l’action du fonds de garantie.
Soyons clairs : l’Etat doit garantir la sécurité ! A défaut, la réparation doit être assurée. Pour certains, ce n’est ni l’un, ni l’autre. Deux injustices.
Chaque partie civile pose son histoire, son vécu unique d’une même scène. A travers les yeux et le corps de chacun, son passé, sa sensibilité, son expression, nous faisons à tue-tête ce même voyage en enfer. Nous voyons les terroristes, nous entendons les explosions et les coups de feu, nous vivons la sidération. Avec les mots colorés et tranchants des cœurs en peine, on touche l’horreur en multidimensions : images, odeurs, sensations, intuitions, ressentis, pensées, émotions, sentiments, cris, larmes, actions. Le temps dilaté, les frustrations de l’attente des forces de l’ordre et des secours. Le désespoir de voir son portable enlevé par les policiers et de ne pouvoir joindre ses proches. Et pour les parents, les conjoints, les enfants, chercher partout un signe. Les appels sans fin de ce Numéro vert qui jamais ne répond. La ronde des hôpitaux, l’attente à l’école militaire, les espoirs vaincus à l’institut médico-légal.
L’envie pour beaucoup de parler aux accusés, de répondre à Salah Abdeslam. Il a parlé : « Je suis combattant de l’EI », « Ce sont mes frères (les terroristes décédés) », « Ce n’est pas personnel », « Nous voulons le dialogue». Des victimes répondent : « Je n’ai pas de haine ». « Je souhaite un procès équitable ». « Je suis prêt à pardonner ». « Vous n’êtes pas un combattant ; un combattant ne se bat pas contre des personnes désarmées, par surprise, dans le dos». « Ce n’est peut-être pas personnel mais vous nous avez fait du mal. Vous dites viser les mécréants». Et le verbe crée un pont entre les accusés et les victimes. Un pont aux fondations humaines composé de tous les sentiments remplissant la gamme. Et parfois, les notes hautes de la clé de fa se retrouvent au bas de la clé de sol puis se rencontrent. L’humanité.
Souvent revient cette phrase : « Ils n’ont pas gagné ». Est-ce que les criminels sont dans un combat, ou une guerre ? Où il y aurait des vainqueurs et des vaincus ? Avec une solution dans un traité de paix avec des concessions réciproques ? Ce n’est pas mon point de vue. Il n’y a pas de guerre. Il n’y a ni vainqueur, ni vaincu. Des crimes ont été commis avec des auteurs et des victimes. Toutes sacrifiées au nom d’un fanatisme religieux, et au service d’une vengeance haineuse. Et en réponse, il y a la Loi. Six ans d’enquête et d’instruction pour décortiquer l’organisation. 14 accusés sont au procès. D’autres sont morts ou absents.
Des milliers de victimes doivent se réparer. La haine et la colère sont des sentiments humains. Mais ils empêchent le deuil, le deuil de l’autre, le deuil de soi. La haine est le siège dans lequel les terroristes s’installent dans le cerveau des victimes, colonisent leur vie et chacun de leur geste. Certaines sont polluées par ce poison, d’autres ont fait ce dur travail de résilience et sont libérées, par moment…
Photo d’illustration : © Me Catherine Szwarc