Vie des professions

Le débat Ezratty vs Kœnig : qu’attendre du numérique pour l’expertise comptable ?

« Le développement du numérique impacte notre société, l’économie et le métier d’expert-comptable. Jusqu’où le phénomène peut-il aller ? Quelle sera la place de l’humain dans le monde qui vient ? », s’interroge Philippe Lamouroux, président du conseil régional de l’ordre des experts-comptables de la région de Montpellier, introduisant le débat entre Olivier Ezratty, consultant expert en innovation, et Gaspard Koenig, philosophe. Tout au long des échanges organisés dans le cadre de l'assemblée générale des experts-comptables de la région de Montpellier, le premier se montre serein quant à l’avenir, alors qu’au contraire, le second affiche ses inquiétudes.

Le numérique, bouleverse-t-il la perception du temps ?

Pour Olivier Ezratty, la transformation numérique avec notamment internet et les mobiles à haute performance modifie la perception du temps. Les outils de communication extrêmement rapides comme Whatsapp, Facebook, les SMS conduisent les personnes à répondre dans l’immédiateté. Résultat : ils deviennent exigeants par rapport au temps, ne supportent plus d’attendre. Selon Olivier Ezratty : « Il n’y a pas véritablement d’accélération, mais désormais le temps est découpé en petits morceaux. Par exemple, le cadre doit gérer beaucoup plus de tâches que par le passé. Le secrétariat a disparu et il saisit lui-même ses documents, réserve ses billets d’avion… D’où des interactions multiples avec différentes personnes et donc une attention différente pour notre cerveau. Celui-ci est ainsi reprogrammé pour s’habituer à l’instantanéité, et l’important défi qui se présente pour presque tous les métiers du monde, c’est de gérer cette nouvelle équation temporelle. »

Gaspard Koenig ne partage pas cette analyse. « Le rythme humain ne change pas fondamentalement. On a plus accès aux livres via le net, mais on ne lit pas plus pour autant. La vitesse de l’information fait obstacle à la concentration et contribue à détruire l’individualité », souligne-t-il. Selon lui, la principale nouveauté dans le monde actuel, c’est la désintermédiation. Il précise : « On n’appartient plus à un ensemble fixe donné, que ce soit une entreprise, une famille ou la Nation. » A titre d’illustration, Gaspard Koenig met en avant le développement du travail indépendant aux dépens du travail salarié. Or, notre système social n’en a absolument pas pris la mesure, puisque le système de solidarité repose toujours sur la notion d’un individu travaillant dans la même entreprise pendant trente ans. « Un tel système ne marche plus, affirme le philosophe et c’est pourquoi nous proposons dans le think-tan Génération libre la mise en place d’un revenu universel appelé à remplacer les dispositifs sociaux actuels. »

Le Web, est-il dangereux ?

Les promoteurs d’Internet ont créé le réseau de manière très décentralisée en privilégiant l’indépendance et la liberté de ses participants, mais tout au contraire, « Internet est devenu une pompe à aspirer les data dominée par quelques grands acteurs et les techniques de base élaborées par des neuroscientifiques au sein des principales compagnies nous rendent addicts. On active avec des « like » les circuits neuronaux fondés sur la récompense, déplore Gaspard Koenig. Convaincu par le livre de Jaron Lanier « Who owns the future » (Qui possède le futur), j’ai pour ma part décider de quitter les réseaux sociaux. »

Ezratty
Olivier Ezratty. ©HJE 2018 , Y. Topol

Olivier Ezratty reconnaît que cette approche correspond à une certaine réalité, mais heureusement ajoute-t-il, « avec le choix d’outils que nous avons, un cerveau équilibré garde son élasticité et conserve la discipline intellectuelle nécessaire pour savoir panacher ses différentes activités. » Le consultant expert en innovation avance également une explication à l’émergence des acteurs dominants que sont les plateformes comme Amazon, Google, Apple… : « Le marché tend à se concentrer car l’usage de tout un ensemble de services dans le numérique est conditionné par la standardisation. Des plateformes sont appelées à jouer le rôle d’intermédiation entre une offre très fragmentée d’un côté et le consommateur ou l’entreprise client de l’autre. Ainsi, il y a plus de 300 millions de produits sur Amazon contre seulement 60.000 références dans un grand hypermarché Carrefour. »   

Comment protéger les données personnelles ?

« Alors que les données agrégées par les plateformes sont protégées par le droit de la propriété intellectuelle, les données personnelles des utilisateurs d’internet, qu’elles collectent gratuitement, ne sont pas soumises au droit de propriété », s’insurge Gaspard Koenig. Dans l’hypothèse où le droit de propriété serait étendu aux data personnelles, l’usager d’internet pourrait contractualiser avec par exemple Facebook. Il partagerait certaines de ses data contre rémunération et refuserait pour d’autres. « Un rapport de marché, plus émancipateur pour l’individu, serait ainsi introduit », explique le philosophe.

Pour sa part, Olivier Ezratty fait remarquer que le gain pour les usagers d’internet ne dépasserait pas les 40 $ pour chacun car les chiffres d’affaires et les bénéfices des plateformes ont beau être très importants, le nombre de personnes utilisant Google ou Apple est colossal. Le consultant expert en innovation indique par ailleurs que bien des entreprises protègent les données dans leur circulation, beaucoup d’entre elles s’interdisant un usage abusif des données.

Quelle influence des nouvelles technologies sur la migration de valeur ?

Internet et le numérique, comme toutes les technologies nouvelles, déplacent de la valeur d’un type d’acteur à un autre. « Une des plus grosses migrations de valeur a consisté à transférer le travail des salariés de l’entreprise aux clients », souligne Olivier Ezratty. Ainsi, le virement bancaire est fait maintenant directement par le particulier depuis son ordinateur ou son smartphone, alors qu’il devait aller précédemment à la banque. Pour des achats d’électroménager ou autre, l’internaute réalise depuis chez lui les opérations que faisait pour lui le vendeur en magasin : comparaison des performances des produits et des prix, disponibilités, conditions de livraison…. « La valeur autrefois apportée par le salarié s’est coupée en deux avec d’une part les logiciels qui gèrent les process et de l’autre les clients qui font désormais le travail », résume Olivier Ezratty.

Au plan macroéconomique, Google et Facebook ayant aspiré le marché mondial de la publicité en ligne au détriment de la presse écrite dans tous les pays, on assiste à une déterritorialisation de la valeur : un revenu qui était local devient désormais global.

« Sur la migration de valeur qui rejoint la notion de travail, je pense qu’en réalité, les hommes ont envie de travailler, et donc, ils inventent des activités nouvelles. Et notre revenu universel n’a rien à voir avec la fin du travail. », avance Gaspard Koenig.

Le numérique, peut-il fragiliser les professions libérales ?

Des plateformes spécialisées, pourraient-elles menacer les professions libérales ? Selon Olivier Ezratty : « En France, les professions libérales ont été attaquées tardivement par les mécanismes d’intermédiation. Les médecins sont les plus attaqués. On peut les choisir via une plateforme. Mais pour les avocats, les notaires, les experts-comptables, ce n’est pas encore le cas. La médecine est relativement fragmentée avec de multiples spécialités alors que l’expertise comptable est plus unifiée. » Malgré tout, le risque d’être intermédié existe. Les clients aiment comparer et avoir une marque qui leur donne des services connus et fiables. Car ils ont besoin de repères. « Les métiers adjacents comme ceux de la finance et les métiers juridiques représentent aussi un risque, avance le consultant expert en innovation. Ils sont très poreux et pour l’instant protégés. Mais cela peut évoluer. »

Doit-on valoriser l’expertise avec une marque média ?

« Quand un métier évolue d’une activité très transactionnelle vers un métier de conseil, la capacité à valoriser son expertise joue un rôle clef », observe Olivier Ezratty. L’entreprise a alors intérêt à créer sa propre marque média pour établir une connexion directe avec ses clients via les réseaux sociaux professionnels. La communication peut prendre diverses formes : conférences professionnelles, publication de contenus en ligne par écrit, vidéos… Pour Olivier Ezratty, « cet ensemble d’outils alimente les marques média et rend visible l’expertise de l’entreprise. Mais comment éviter la sur-personnalisation du patron ? Mieux vaut mettre en avant non seulement le dirigeant, mais aussi les autres experts de l’entreprise. »

Kœnig
Gaspard Kœnig. © HJE 2018, Y Topol

Gaspard Koenig tient un tout autre discours : « Sur les marques médias, je suis un peu las de cette autopromotion. Je l’ai fait beaucoup moi-même et je me sens maintenant sale. Vous devez envoyer des « smiling » et plaire au public avec qui vous êtes en relation directe. Je préfère avoir une capacité de distance, d’esprit critique, voire de méchanceté. Plutôt que de me satisfaire d’un monde lisse et fait de relations fausses, je préfère de véritables relations humaines, quitte à ce qu’elles soient tumultueuses. »

Que peut apporter l’intelligence artificielle à l’expert-comptable ?

L’intelligence artificielle, qui associe des outils plus ou moins semblables à des caractéristiques anthropomorphiques comme la vision artificielle et des programmes informatiques complexes exploitant de très gros volumes de données, peut apporter beaucoup à l’expertise comptable. « Certaines techniques de l’intelligence artificielle qui existent déjà aux Etats-Unis vont pouvoir jouer un rôle pour l’analyse et l’audit des comptes de l’entreprise et pour identifier des fraudes, souligne Olivier Ezratty. Les très nombreuses données émanent de la communauté des experts-comptables. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la machine, réunissant l’ensemble de la connaissance humaine dans un domaine donné, soit supérieure à la connaissance d’une seule personne. »

Gaspard Koenig partage sur ce sujet le même avis. Il s’interroge ensuite en philosophe sur la capacité de l’intelligence artificielle à remettre en cause le libre arbitre. Prenant l’exemple de Didi, l’Uber chinois, il explique que contrairement au chauffeur d’un taxi pouvant librement choisir sa course, celui d’un véhicule Didi obéit nécessairement à l’ordre venant de la plateforme, les données sur l’état du trafic étant parfaitement prises en compte. A l’avenir, des dispositifs permettraient d’évaluer les besoins du chauffeur (faim, soif, stress) et la plateforme pourrait par exemple lui dire de s’arrêter pour manger. Cette logique ouvre la voie à une généralisation du système fondé sur la construction d’un monde prédéterminé par algorithme pour le bien-être de chacun, mais où l’individu n’aurait plus aucune liberté de choix.

Le salut pourrait venir de la Blockchain axée sur la décentralisation des décisions au niveau individuel. Cependant, « le contenu idéologique accompagnant ce concept est trop important par rapport à la réalité technologique qu’il recouvre », estime Olivier Ezratty. Visiblement, il doute.

 

Olivier Ezratty en bref. Ingénieur de l’Ecole centrale de Paris, Olivier Ezratty a suivi un parcours professionnel axé sur la recherche et développement (R & D) dans le logiciel, le marketing et le « business development. » Il a notamment travaillé chez Sogitec (groupe Dassault) et Microsoft France. Aujourd’hui consultant et auteur, il explore les nouveaux champs technologiques avec l’internet des objets, l’intelligence artificielle, l’informatique quantique… (www.oezratty.net/wordpress).   

 

Gaspard Koenig en bref. Agrégé en philosophie et auteur de nombreux ouvrages, Gaspard Koenig s’affiche comme libéral au sens du18e siècle, mettant en avant l’individu. Enseignant à Sciences Po Paris et à la Skema business school de Lille, membre de la promotion 2017 des « Young Leaders » de la French-American Foundation, il a fondé en 2013 le think-tan Génération libre, groupe de réflexion qui vise à promouvoir toutes les libertés (www.generationlibre.eu). 

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